Le chant de Sanaa

Hasan al-‘Ajami et Ahmed ‘Ushaysh

La légende raconte que, lorsque les musiciens de la vieille ville de Sanaa chantaient, dans les grands salons entourés de verdure, les plus doués d’entre eux attiraient les rouges-gorges qui venaient se poser sur le tuyau des narghilés, médusés par le roucoulement du luth.

Le chanteur interprète les plus beaux poèmes écrits dans une langue arabe très classique émaillée de tournures dialectales de la région de Sanaa. Il s’accompagne d’un petit luth spécifiquement yéménite, le qanbûs, remontant certainement aux débuts de l’Islam. Les musiciens qui savent encore en jouer à Sanaa se font rares et Hasan al-‘Ajami est le seul à jouer du qanbûs selon la tradition ancienne. Ahmed ‘Ushaysh est lui aussi l’un des tous derniers représentants de cette tradition. Il chante en s’accompagnant d’un plateau en cuivre, sahn mîmiyeh, fait d’un alliage particulier et que l’on peut assimiler aux gongs d’Asie du Sud-Est.


Tracklist

01Qawma/Suite : Yâ bi rûhî min al-ghîd – Yâ mu’allaq bi-habl al-hobb – Yâ mudhhab al-khadd /Qui est cette fille – Toi qui te cramponne à la corde de l’amour -Toi qui a le teint d’or – 18’21
02 – Qawma/Suite : Yâ mughîr al-ghazâleh – Yâ dawlat el-husn /Ô toi rend jaloux la gazelle et le faon – Ô excellence de beauté et de puissance – 9’31
03Qawma/Suite : Qiff bî ‘alâ l-mas’a – Yâ dawlat el-husn /Arrête-toi à mi-pente – Ô excellence de beauté et de puissance – 15’28
04 Qawma/Suite : Min sihr ‘aynak al-amân – Hum yamna’û – Lâ tahjarû/A la magie de tes yeux j’implore la clémence – Ils interdisent- N’abandonnez pas – 9’45
05Qawma/Suite : Ghayrî ‘alâ s-silwân qâdir – Akhdar limeh – Al-nâs ‘alayk aqlagûnî -‘Azîm al-rajâ/Tout autre que moi serait capable de quiétude – Ô le brun – Les gens m’ont inquiété à ton sujet – Toi à qui s’adressent tous les vœux – 13’33


Interprètes et Instruments

Hasan al-‘Ajami (chant et qanbûs)
Ahmed ‘Ushaysh (chant et sahn mîmiyeh)


A propos

On raconte que, lorsque les musiciens de la vieille ville de Sanaa chantaient, dans les grands salons entourés de verdure, les plus doués d’entre eux attiraient les rouges-gorges qui venaient se poser sur le tuyau des narghilés, médusés par le roucoulement du luth. Le « chant de Sanaa », musique classique du Yémen, plonge ainsi ses racines tout autant dans l’histoire que dans la légende.

La poésie homaynî

A Sanaa, le musicien doit aussi être chanteur et mettre en valeur les plus beaux textes poétiques de la littérature yéménite et de la littérature arabe. La poésie chantée du genre homaynî est écrite dans une langue arabe très classique émaillée de tournures dialectales de la région de Sanaa. Le homaynî est apparu au xive siècle, sous l’influence du muwashshah andalou, rapporté du Caire par le poète al-Mazzâh. Pour la première fois, on écrivait en dialecte, acte de naissance d’une littérature arabe spécifiquement yéménite.

Les grands poètes du genre sont Mohammed Sharaf al-Dîn (m. 1607), auteur prolifique dont les émois amoureux ont alimenté le style somptueusement fleuri (voir plages 2 et 5), ‘Abdel-Rahmân al-Anisî (m. 1834) et son fils Ahmed (m. 1825, voir plage 3), pour ne citer qu’eux.

Le homaynî cultive les thèmes classiques du ghazal arabe : un amour impossible pour une belle inaccessible, mais aussi la nostalgie, l’absence, et un sentiment très sensuel de la nature. Le poète, toujours un homme, interpelle le plus souvent la belle au masculin, et la compare à des éléments de la nature comme la gazelle, le croissant de lune, la branche de balsamier.

Le chant de Sanaa

Le chant de Sanaa est un art de soliste exigeant : le chanteur s’accompagne d’un petit luth spécifiquement yéménite, le qanbûs (voir infra), malheureusement de plus en plus supplanté par le luth oriental. Ce répertoire classique s’est nourri de plusieurs sources : apports andalous par l’Égypte, musique soufie sous la dynastie des Rasoulides (xive – xve siècles), influences ottomanes du xvie au xixe siècles. En se greffant sur un substrat ancien, ces influences se sont fondues en une forme originale où le sentiment modal arabe est enrichi par un génie mélodique sans pareil.

Des cycles rythmiques complexes structurent le répertoire ; ils sont enchaînés en une suite de danses, la qawma, sorte de nouba qui va s’accélérant en passant par trois cycles principaux :

la das’a impaire, à 7 ou 11 temps ;
la wastâ binaire, à 4 temps ;
le sâri’, à 4 temps, similaire au précédent, mais de tempo plus vif.

La qawma est souvent introduite par une pièce instrumentale, le fertâsh (« exploration »), semi-improvisée mais mesurée, à la différence des taqâsîm proche-orientaux (voir plage 3).

Le qanbûs

Jusqu’au début de ce siècle, le luth oriental n’était guère connu au Yémen. L’instrument le plus courant était un ‘ûd de fabrication locale appelé qanbûs à Aden, et turbi à Sanaa (ainsi dénommé car son écoute procure le tarab, l’émotion musicale).

Le qanbûs était fabriqué par des menuisiers ou par les musiciens eux-mêmes. Il en existe quelques beaux exemplaires en bois moulé et parfois incrustés d’os et d’ébène. Depuis la côte de l’océan Indien, l’instrument s’est diffusé à Madagascar, aux Comores et en Indonésie où il est connu sous le nom de qanbûs, gabûsi, etc. Les musiciens qui savent encore en jouer à Sanaa se comptent sur les doigts de la main, et il a quasiment disparu d’Aden.

Le qanbûs est creusé dans une seule pièce d’abricotier ou de tanab local (Cordia abyssinica), recouverte d’une peau de chèvre qui fait sa sonorité douce mais riche en harmoniques. Il est tendu de quatre cordes couvrant une octave et demie, et accordées en quartes. Joué avec un plectre en plume de rapace, il permet un jeu subtil et nuancé. Dans le style yéménite, il existe une grande variété de techniques de la main droite. Son petit volume en faisait l’instrument idéal pour pratiquer la musique discrètement pendant les périodes d’interdiction, qui étaient fréquentes à l’époque des imams. On raconte que Qâsim al-Akhfash, un des grands maîtres disparus, possédait un qanbûs qui se pliait et dont les deux parties étaient réunies par des charnières : il marchait dans la rue vêtu d’un grand manteau, l’instrument glissé dans la poche intérieure… Par sa petite taille, le qanbûs permettait aussi au musicien de danser tout en jouant, ce qui est impossible avec un luth oriental.

La plupart des parties du luth ont des noms anthropomorphes : les clefs sont des « doigts », asâbi’, le manche est un « cou », ragabah, la caisse est un « ventre », jofra, ou un « cul », jahlah, le point d’attacheest un « petit pénis », zubbayba. Cette analogie avec le corps humain – au demeurant masculin – est déjà présente dans le mythe d’origine du luth arabe : d’après l’historien Mas’ûdî, un descendant de Noé appelé Lamek, pleurant son fils mort, aurait eu l’idée de fabriquer l’instrument avec les parties du corps du défunt. Ainsi le qanbûs est-il une forme archaïque du luth oriental, remontant certainement aux débuts de l’Islam.


Détails des enregistrements

1- Suite/qawma composée de Yâ bi rûhî min al-ghîd – Yâ mu’allaq bi-habl al-hobb – Yâ mudhhab al-khadd /Qui est cette fille – Toi qui te cramponnes à la corde de l’amour -Toi qui as le teint d’or – 18’21

1.1- Yâ bi rûhî min al-ghîd/Qui est cette fille
Poème de Ahmed al Qârah, xixe siècle, chant : Hasan al-‘Ajami
« Par mon âme, qui donc est cette fille mince comme un croissant de lune ?
Sa beauté a emporté mon âme et ma raison
Une belle qui n’a pas son pareil parmi les belles
Et moi qui n’ai pas mon pareil parmi les amoureux
Quand je lui ai parlé de l’union, elle m’a dit : Qu’est-ce ?
Et qu’est-ce que tu y cherches ?

J’ai dit : C’est une visite que tu me ferais au plus noir de la nuit
Et dont tu honorerais ma demeure
Elle a dit : L’union avec toi, c’est impossible
Mes parents ne le permettraient pas
Si mon père et mes frères en entendaient parler
Ils ne penseraient qu’à te tuer et à me tuer
Alors j’ai dit : Par Dieu, je ne crains pas le combat
Et toi non plus, ne le crains pas, si j’en suis l’enjeu

Je ne crains ni les flèches ni les coups de lance,
Si ce n’est ceux de tes yeux perçants, eux seuls peuvent me tuer
J’ai dit : Quel est ton nom, et quel est ton pays ? Elle a dit : Gazelle,
Et mes ancêtres viennent de l’Orient
[1]
L’Orient d’Allah, plein d’abondance et de beauté
Peuplé de vierges à mon image !
Suis-moi donc dans mon pays pour atteindre
Ton vœu le plus cher, et t’unir à moi
J’ai dit : A Dieu ne plaise ! et mes larmes coulaient

Comment pourrais-je me séparer de mes parents ?
Elle a dit : Laisse donc l’amour commander, puisqu’il est né
Décide-toi, et sinon, ôte-toi de mon chemin !
Alors j’ai dit, tout transi :
Ô toi qui parle si bien de la magie licite
[2]
Ne vois-tu pas, ô Gazelle, que je ne suis plus qu’un spectre
Dans cet amour pour toi qui m’obsède ?
Prions, prions, autant que Dieu arrose les montagnes

A l’est, à l’ouest et au nord
Pour le salut du Prophète, notre modèle suprême
Prions mille fois pour son salut !
 »

1.2- Yâ mu’allaq bi-habl al-hobb/Toi qui te cramponnes à la corde de l’amour
Poème de Ali b. Ishâq, xviiie siècle, chant : Hasan al–’Ajami
(Ce chant débute vers 8’15)
« Toi qui te cramponnes à la corde de l’amour, si tu es satisfait
Des belles comme moi
Ne cherche pas à préserver ton âme éperdue de passion
Et ne dis pas : Combien cela me coûte ?
 »

1.3- Yâ mudhhab al-khadd/Toi qui as le teint d’or
Poème de Qâsim al-Amîr, xviiie siècle, chant : al-‘Ajami
(Ce chant débute vers 14’35)
« Toi qui as un teint d’or, dis-moi, la pomme de tes joues, c’est combien ?
Car je souhaite soigner mes esprits à l’eau de tes lèvres
J’en ferai un baume pour les battements de mon cœur
Il apaisera ses pulsations et éteindra le feu de l’émotion.
 »

2- Suite/qawma composée de Yâ mughîr al-ghazâleh – Yâ dawlat el-husn /Ô toi qui rends jaloux la gazelle et le faon – Ô excellence de beauté et de puissance – 9’31

2.1- Yâ mughîr al-ghazâleh/Ô toi qui rends jaloux la gazelle et le faon
Poème de Mohammad Sharaf al-Dîn, xvie siècle, chant : Hasan al-‘Ajami
« Ô toi qui rends jaloux la gazelle et le faon
Voici mon âme, rends-moi justice et rejoins-moi
Ne vois-tu pas les larmes de mes yeux, comme elles coulent
A cause de ton dédain, quel état est le mien !
 »

2.2- Yâ dawlat el-husn/Ô excellence de beauté et de puissance
Poème anonyme, chant : Hasan al-‘Ajami
(Ce chant débute vers 7’12)
« Ô excellence de beauté et de puissance
J’élève vers toi une plainte
Tu m’as traité avec dédain
Et tu ne daignes écouter ma peine.
 »

3- Suite/qawma composée de Qiff bî ‘alâ l-mas’a – Yâ dawlat el-husn /Arrête-toi à mi-pente – Ô excellence de beauté et de puissance – 15’28

3.1- Qiff bî ‘alâ l-mas’a/Arrête-toi à mi-pente
Poème de Ahmed ‘Abdel Rahmân al-Anisî, m. 1825, chant : Hasan al-‘Ajami
« Arrête-toi à mi-pente, à la porte de la paix
Et célèbre tes sentiments dans la nuit
Compose tes vers dans la voie mystique
Et recouvre le vice d’un voile pudique. 
»

3.2- Yâ dawlat el-husn/Ô excellence de beauté et de puissance
Poème anonyme, chant : Hasan al-‘Ajami
(Ce chant débute vers 13’30)

4- Suite/qawma composée de Min sihr ‘aynak al-amân – Hum yamna’û – Lâ tahjarû/A la magie de tes yeux j’implore la clémence – Ils interdisent- N’abandonnez pas – 9’45

4.1- Min sihr ‘aynak al-amân/A la magie de tes yeux j’implore la clémence
Poème en arabe classique de Kamâl al-Dîn ibn al-Nabîh, Syrie, xiie-xiiie siècles, chant : Ahmed ‘Ushaysh
« A la magie de tes yeux, j’implore la clémence
Tu as tué le porteur du sabre et du talisman
Tu es brun comme une lance acérée qui aurait des yeux
Et si ces yeux n’étaient pas noirs, ce seraient des dents !
 »

4.2- Hum yamna’û/Ils interdisent
Poème anonyme, chant : Ahmed ‘Ushaysh
(Ce chant débute vers 5’)
« Ils interdisent à mes yeux de se porter
Sur ta beauté, ne le vois-tu pas ?
 »

4.3- Lâ tahjarû/N’abandonnez pas
Poème anonyme, chant : Ahmed ‘Ushaysh
(Ce chant débute vers 7’38)
« N’abandonnez pas celui qui est pour vous un amant
Alors qu’il n’a commis aucune faute, Dieu en est témoin…
 »

5-Suite/qawma composé de Ghayrî ‘alâ s-silwân qâdir – Akhdar limeh – Al-nâs ‘alayk aqlagûnî -‘Azîm al-rajâ/Tout autre que moi serait capable de quiétude – Ô le brun – Les gens m’ont inquiété à ton sujet – Toi à qui s’adressent tous les vœux – 13’33

5.1- Ghayrî ‘alâ s-silwân qâdir/ Tout autre que moi serait capable de quiétude
Sur un poème classique attribué à Ibn al-Fârid ou à Bahâ Zuhayr, chant : Ahmed Ushaysh
« Tout autre que moi serait capable de quiétude
Et tout autre amoureux, de trahison
Mais en amour, j’ai des pensées impénétrables
Et Dieu seul connaît les secrets. 
»

5.2- Akhdar limeh/Ô le brun
Poème de Mohammed Sharaf al-Dîn, xvie siècle, chant : Ahmed Ushaysh
(Ce chant débute vers 3’10)
« Ô le brun, pourquoi es-tu avare de me rencontrer ?
Ô le brun, je suis captivé par ta gaieté et par tes hanches
Ô le brun, tu t’esquives, combien cela durera-t-il ?
Ô le brun d’ébène, mes pensées sont partout où tu es.
»

5.3- Al-nâs ‘alayk aqlagûnî/Les gens m’ont inquiété à ton sujet
Poème anonyme, chant : Ahmed ‘Ushaysh
(Ce chant débute vers 7’55)
« Les gens m’ont inquiété à ton sujet, ô petite gazelle
Ils ont prononcé ton nom et m’ont posé des questions
J’ai dit : Quel est ce nom, présentez-moi !
C’est le nom de quelqu’un que mes yeux ne connaissent pas.
 »

5.4-‘Azîm al-rajâ/Toi à qui s’adressent tous les vœux
Poème anonyme, chant : Ahmed ‘Ushaysh
(Ce chant débute vers 11’30)
« Toi à qui s’adressent tous les vœux, je T’implore, par Ta puissance
Et par Tes beaux noms, par la Table gardée[3] et par le stylet. 
»

Jean Lambert, ethnomusicologue


[1] L’Orient, mashriq, c’est-à-dire l’orée du désert du Rub’ al-Khâlî, est, pour les citadins yéménites, une région vierge et mythique, celle des nomades et de la vie sauvage.

[2] Pour les Arabes, la « magie licite » est un des surnoms de l’amour.

[3] Les arrêts du destin sont tracés par Allah sur la Table gardée (al-lawh al-mahfûz).


  • Référence : 321.029
  • Ean : 794 881 639 823 احمد عشيش
  • Artiste principal : Hasan al-Aljami (عوني حسن العجمي) & Ahmed Ushaysh (احمد عشيش)
  • Année d’enregistrement : 1998
  • Année de fixation : 2001
  • Genre : Chant de sanaa
  • Pays d’origine : Yémen
  • Ville d’enregistrement : Paris
  • Langue principale : Arabe
  • Compositeurs : Amar El Achad ; Hadj El Anka ; Musique traditionnelle
  • Lyricists : Amar El Achad ; Hadj El Anka ; Musique traditionnelle
  • Copyright : Institut du Monde Arabe