De son vrai nom Mahmoud Djellal, Ali El Khencheli fait partie d’une génération de “ cantateurs ”, tous disparus aujourd’hui. Il est né à Khenchela, en 1914, dans une famille paysanne originaire de Chréaa (Tebessa). Son père fit la guerre de 1914-1918, et Ali se souvient encore de l’enracinement profond du colonialisme et de l’état d’indigénat auquel il était assujetti. Mais cela ne l’a pas handicapé, car, outre la connaissance du Coran et de la grammaire arabe, il parle couramment le français.
Ali El Khencheli débuta sa longue carrière de chanteur-compositeur en 1935. De cette époque, il évoque trois grands chioukh (pluriel de cheikh, “ maître ”) : Si Abdellah, Roumadnia et le célèbre Aïssa El Jarmouni, dont la réputation dans tout le pays chaouïa est légendaire. Ce dernier avait une voix si puissante, un timbre si limpide et un style d’interprétation si émouvant qu’Ali El Khencheli, au bout d’une longue carrière, le reconnaît encore. El Jarmouni est né à Arris, mais les mélomanes rattachent culturellement et esthétiquement son style de chant à celui des H’rakta d’Aïn El Beïda. Il enregistra les premiers disques de musique populaire algérienne en 1928 à Paris, puis, en 1934, chez Bachir Reçalçi, le représentant de Baïdaphone à Tunis. El Jarmouni et El Khencheli se sont associés de 1938 à 1945, et ce fut pour ce dernier la plus belle période de sa vie artistique.
En compagnie du grand gassab (joueur de flûte) Bendebache, Ali El Khencheli enregistra son premier disque en 1949 chez Fista, une maison de production algéroise. Il composa plus de cinquante chansons, dont les quatre Kharjat men l’hammam (Elle est sortie du hammam), Hezzi ‘ayounek (Lève les yeux), Ma lebestek men lahrir (Je t’ai tant couverte de soie) et ‘Ajbouni ramgat ghzali (Les yeux de ma gazelle m’ont séduit), qui figurent sur ce disque. En revanche, les titres chantés en berbère sont anonymes. Sur toutes ces chansons, Cheikh Ali est accompagné par Sahraoui et Slimane, deux des plus grands gassab (flûtistes) chaouïas. Leur talent est manifeste dans le titre intitulé Maaraka (bataille), où ils s’adonnent a un exercice de virtuosité absolue.
Ali El Khencheli est considéré aujourd’hui comme le plus grand ghannaï (chanteur), mou’allif (compositeur) et abendaïri (percussionniste) chaouïa. Il compte dans son entourage beaucoup de mélomanes et est encore très sollicité pour l’animation des fêtes privées. Il est le dernier détenteur d’un style de chant aujourd’hui disparu. À l’écouter chanter Ma lebestek…, il nous semble traverser, en quelques minutes, deux mille ans d’histoire. Presque récités, obéissant juste à l’inflexion naturelle des mots, les quelques vers de cette chanson expriment la rigueur du climat auressien et le mode de vie austère de cette région. Même quand il s’agit de chants amoureux, le charme de cette musique réside dans sa sobriété. Selon Cheikh Ali, aucune “ luxuriance ” d’interprétation ne doit affaiblir une métrique affirmée, une tessiture vocale définie et une diction courte et régulière des vers.
La voix de fausset qu’il utilise traduit, chez les Chaouïas, le sentiment de puissance et la recherche des limites. La puissance vocale est recherchée pour l’équilibre dynamique des sons produits par les gasbat (flûtes) et l’abendair (tambour sur cadre). Quant à la voix de fausset, elle impose au chanteur un dénuement de fioritures pour la mélodie et une limite du registre des hautes fréquences. Cette voix, qui frôle parfois la douleur, ne permet pas, selon les Chaouïas, les extravagances et l’efféminement de la musique citadine.
Dans la chanson berbère chaouïa, la recherche du travestissement vocal (chanteur homme-voix de fausset) avantage largement les chanteurs masculins. Les femmes, à l’exception actuellement de Beggar Hada et de El Baïdia, se sont surtout consacrées à la danse.
Taoufik Bestandji
Album disponible : Chants des Aurès