Mohammad al-Harithi
Les Yéménites ont coutume de se réunir tous les après-midi pour consommer le qat, une plante stimulante. Assis autour d’une grande pièce, les consommateurs échangent des plaisanteries et discutent de sujets politiques, philosophiques ou artistiques. Puis ils s’abîment dans la contemplation des derniers feux du couchant illuminant le paysage. Pour eux, la musique apporte un commentaire sonore à cette contemplation muette. En fin d’après-midi, les Yéménites vivent une sorte d’expérience intérieure qu’ils appellent l’Heure de Salomon. Ils gardent le silence, n’allument pas la lumière, restant le plus longtemps possible entre chien et loup, à l’écoute de la musique du monde.
Mohammad al-Harithi est l’un des derniers représentants authentiques de la musique classique du Yémen. Il chante en s’accompagnant au luth et s’inspire d’une poésie qui glorifie l’amour courtois et la nature.
Tracklist
1 – Li-llah mâ yahwî hadha-l-maqâm / Par Dieu que ce lieu contient de belles choses ! – 16’09
2 – Salâm yâ rawdât al-Ahjûr /Salut ô jardins de mon pays – 8’22
3 – Sâdat fu’âdî bi-l-‘uyûn al-milâh / Mon coeur a été pris au piège de ses beaux yeux – 16’14
4 – Lî fî rubâ Hâjer ghuzayyel / J’ai, du côté de Hâjer, un faon au cou dressé – 4’02
5 – Shaqîq el-qamar asfar bi-dayjûr / Le frère de l’astre lunaire apparaît à la tombée du soir – 11’18
6 – Rahmân yâ rahmân / Miséricordieux, Miséricordieux – 7’28
7 – Layta shi’rî limeh / Ah si seulement je savais pourquoi
8’51
Interprètes et instruments
Mohammad al-Harithi (chant, luth)
À propos
Au XVIe siècle, Kawkabân était la capitale du Yémen : les imams zaydites s’y étaient retranchés lors de l’invasion des Turcs ottomans. Piton rocheux situé au sommet d’un plateau isolé, cette place forte était imprenable. C’est aussi à Kawkabân que vécut Mohammad Sharaf al-Dîn, le plus grand des poètes yéménites et petit-fils de l’imam qui avait résisté aux Turcs. On trouve ici deux poèmes de lui (plages 3 et 5).
En ce temps béni, à Kawkabân, tout le monde était un peu artiste, au point que l’on pouvait composer un poème collectivement en se contentant de faire le tour des invités d’un salon. Lors d’une telle assemblée, un jour que la pluie tombait en contrebas sur la plaine verdoyante, un convive dit en vers : « La pluie a écrit dans le ciel des lignes d’or. » Alors que le tonnerre se faisait entendre, son voisin continua sur le même mètre : « Et le tonnerre a lu ce qu’elle avait écrit. »
Depuis cette époque bénie, Kawkabân a beaucoup perdu de sa superbe. Mais la tradition s’est malgré tout perpétuée, ce dont témoigne la riche personnalité de Mohammad al-Harithi.
La poésie homaynî
Le homaynî est apparu aux XIVe et XVe siècles, sous l’influence de la poésie « andalouse ». La forme du muwashshah en particulier fut rapportée du Caire par le poète Abû Bakr al-Mazzâh. Pour la première fois, on écrivait de la poésie en dialecte. C’est l’acte de naissance d’une littérature arabe spécifiquement yéménite. Le homaynî est aussi une des principales sources de l’histoire de la musique.
Les grands poètes sont Mohammad Sharaf al-Dîn (m. 1607), auteur prolifique dont les émois amoureux ont alimenté un style somptueusement fleuri (voir plages 3 et 5), puis Alî al-Ansî (m. 1726) et Abdel-Rahmân al-Anisî (m. 1834) (plages 1 et 7).
Le homaynî cultive les thèmes classiques du ghazal arabe : un amour impossible pour une belle inaccessible, enfermée dans un château prestigieux, mais aussi la nostalgie, la séparation, l’absence, et une empathie intense avec la nature.
Le « chant de Sanaa »
Le « chant de Sanaa » est un art de soliste : le chanteur s’accompagne lui-même au luth à manche court, ûd ; dans le passé, il s’accompagnait d’un petit luth spécifiquement yéménite, le qanbûs. La richesse du jeu yéménite est basée sur une grande variété de techniques de la main droite qui font jouer à l’instrument tous les rôles, successivement ou simultanément : mélodique, rythmique, accompagnement harmonique, etc.
Le « chant de Sanaa » s’est nourri de plusieurs sources : apports andalous indirects, épanouissement de la musique soufi sous la dynastie des Rasoulides à Taez et à Zabîd (XIVe – XVe siècles), influence ottomane au XVIe puis au XIXe siècle. Mais en se greffant sur un substrat très ancien, ces diverses influences ont été fondues dans une forme originale, où le sentiment modal typiquement arabe est nuancé par un génie mélodique sans pareil.
Des cycles rythmiques spécifiques structurent le répertoire. Ils sont agencés en une suite de danses appelée qawma, sorte de nouba yéménite qui passe de l’asymétrique (7 temps ou 11 temps), à un cycle binaire à 8 temps, puis un 4 temps plus rapide. Il faut y ajouter le mutawwal, variante locale du mawwâl : bien que souvent non mesuré, le luth y accompagne la voix d’une manière insistante, presque obsédante.
Entre chien et loup : l’heure de Salomon,
Les Yéménites ont coutume de se réunir tous les après-midi pour consommer le qat, une plante stimulante. Assis autour d’une grande pièce, les consommateurs échangent des plaisanteries, discutent de sujets politiques, philosophiques ou artistiques. Puis ils s’abîment dans la contemplation des derniers feux du couchant se réfractant sur le paysage. Pour eux, la musique apporte un commentaire sonore à cette contemplation muette. En fin d’après-midi, les Yéménites vivent une sorte d’expérience intérieure qu’ils appellent l’Heure de Salomon (en son temps, le prophète Salomon avait contemplé un défilé de chevaux au coucher du soleil). Ils gardent le silence, n’allument pas la lumière, restant le plus longtemps possible entre chien et loup, à l’écoute de la musique du monde. Cette méditation est interrompue ‑ ou relancée ‑ par l’appel à la prière.
Plus tard dans la soirée, la séance musicale reprend sur un mode plus « terrestre ». C’est la samra où la musique est plus sensuelle, et la poésie chantée beaucoup plus débridée. On y danse volontiers. « La nuit est un voile », dit un chant de mariage. Au cours de cette période qui va de l’après-midi à la nuit en passant par l’Heure de Salomon, le musicien accompagne les états intérieurs des participants du magyal, effets du qat et autosuggestion poétique. Les enregistrements présentés ici suivent cette progression, selon la tradition yéménite qui veut qu’il y ait « pour chaque circonstance une parole », et aussi une mélodie appropriée.
Jean Lambert, ethnomusicologue
Détails des enregistrements
1- Li-llah mâ yahwî hadha-l-maqâm/Par Dieu que ce lieu contient de belles choses ! – 16’09
poème de Abdel-Rahmân al-Anisî
Prélude instrumental (fertâsh), mutawwal soutenu par un rythme binaire simple, das’a à 11 temps, wastâ, sâri’.
Ce poème est souvent chanté en premier dans la séance de magyal, car il célèbre la convivialité et la contemplation du paysage :
« Par Dieu que ce lieu contient de belles choses !
Un ami au bon caractère, une gracieuse gazelle
Et des frères qui fuient les vilains
Pour venir parer cette assemblée
Ces nuées qui voilent la face du soleil
Comme on voile celle des jeunes épousées
Et le jardin qui s’est orné de calices
Toutes les tiges en sont coiffées
Allons, laisse les vieillards marmonner
Et ne sois pas avare de coupes
Verse m’en une et une autre encore ! »
2- Salâm yâ rawdât al-Ahjûr/Salut ô jardins de mon pays – 8’21
poème de Abdel-Rahmân Sharaf al-Dîn
Wastâ mutawwala, wastâ, sâri’
Lointain descendant du grand Sharaf al-Dîn, ce poète contemporain célèbre Kawkabân et ses environs :
« Salut ô jardins d’al-Ahjûr, jardins de mon pays
[ô jardins éternels
Saluts d’un amoureux transi, autant que la source de Mahjar
[irrigue la vallée
Saluts autant que tes vergers prospèrent
[Et que la brise répand leurs effluves
Leurs fruits attirent les gazelles
En haut, Kawkabân se dresse comme une colonne… »
3- Sâdat fu’âdî bi-l-‘uyûn al-milâh/Mon coeur a été pris au piège de ses beaux yeux – 16’14
poème de Mohammad Sharaf al-Dîn
Wastâ mutawwala, wastâ, sâri’
« Mon coeur a été pris au piège de ses beaux yeux
[et de ses joues toutes fraîches du matin
Ses paupières somnolent, mais dans sa bouche
[coule une rivière de perles. »
4- Lî fî rubâ Hâjer ghuzayyel/J’ai, du côté de Hâjer, un faon au cou dressé – 4’02
poème de Al-Sûdî
Mutawwal soutenu par un rythme binaire simple.
La mélodie très lente ainsi que le thème du poème en font une pièce privilégiée pour l’Heure de Salomon.
« J’ai, du côté de Hâjer, un faon au cou dressé
[et qui ravage les coeurs
Il a capturé le mien entre Bân et La’la’i
[à l’heure du couchant
Depuis qu’il m’a quitté, je tourne en rond
[tout le soir
Pitié pour l’amoureux qui se consume
[Pour lui, tout n’est que deuil et tristesse. »
5- Shaqîq el-qamar asfar bi-dayjûr/Le frère de l’astre lunaire apparaît à la tombée du soir – 11’18
poème de Mohammad Sharaf al-Dîn
Das’a à 7 temps, wastâ, sâri’
« Le frère de l’astre lunaire apparaît à la tombée du soir
Ses joues lumineuses ont toutes les teintes du rose
Je meurs chaque fois que ses paupières se closent
Qu’il soit mille fois glorifié, Celui qui a peint sa beauté. »
6- Rahmân yâ rahmân/Miséricordieux, Miséricordieux – 7’27
poème anonyme
Mutawwal soutenu par un rythme binaire simple, puis mutawwal non mesuré
Le prélude dévotionnel masque un poème érotique du genre « descriptif » (wasf).
« Miséricordieux, Miséricordieux
[Toi qui connais l’apparent et l’occulte
Pardonne-moi mes fautes, mes soucis et mes peines
[le jour du jugement en échange de ma foi
(…)Elle est apparue, droite comme une lance,
[Comme une branche dans un jardin de roseaux
Son sourire est doux comme le miel de ‘Allân
[C’est un remède pour qui sait le goûter
Son torse est verger où l’on trouve tous les fruits
[On dirait les délices du Paradis
Des seins comme grenades, ou pareils aux citrons
[Qui les effleure, rencontre la folie. »
7- Layta shi’rî limeh/Ah si seulement je savais pourquoi – 8’51
poème de Abdel-Rahmân al-Anisî
Mutawwal soutenu par un rythme binaire simple, puis das’a à 11 temps.
« Ah si seulement je savais pourquoi mon ami s’est fait excuser
[Et pourquoi il m’a quitté ?
Mes prunelles, ma raison s’enflamment d’insomnie
[L’amoureux, comment peut-il dormir ?
Je m’agite, mes larmes coulent à flot
[Comme les nuits me sont longues
Les oiseaux m’affolent en roucoulant jusqu’à l’aube
[Rossignol, tourterelle se lamentent
J’ai dit : Par Dieu, dites-moi donc la nouvelle
[Et pourquoi cette plainte ?
Ils m’ont répondu : Que (Dieu) te protège
[Les oiseaux s’émeuvent de tes paroles
Mais nous conseillons la patience,
[Elle seule est couronnée de succès.
Ainsi dirent-ils
[Et ils se sont envolés. »
- Référence : 321.032
- Ean : 794 881 639 922
- Artiste principal : Mohammad al-Harithi (محمد الحارثي)
- Année d’enregistrement : 1997
- Année de fixation : 2001
- Genre : Chant de Sanaa
- Pays d’origine : Yémen
- Ville d’enregistrement : Yémen (ville non précisée)
- Langue principale : Arabe
- Compositeurs : Musique traditionnelle
- Lyricists : Musique traditionnelle
- Copyright : Institut du Monde Arabe