
Muhammad Rammal
La plus grande fête de la communauté chiite est sans conteste Achoura, commémoration du martyr de l’imam Hussein. Cette célébration, narrative et théâtrale, fait l’objet d’un ensemble de rites, les plus distinctifs appelant à la mortification. Ces rites sont accompagnés de chants et de psalmodies d’une grande intensité émotionnelle, mêlant différents genres littéraires et formes d’énonciation.
Adaptant les textes religieux aux mélodies et formes populaires répandues au Liban, Muhammad Rammal nous présente ici une interprétation psalmodiée du huzn (tristesse) et du cazâ’ (consolation), avec une prédilection pour les modes sabâ et huzâm, connus pour leur aptitude à émouvoir.
Tracklist
1 – Tawr al-huzn/Cycle de la tristesse – marthiyya (élégie), maqtal (martyr de héros), abûdhiyya (chant en dialecte irakien), mawwâl, prière – 8’52
2 – Taltîm/Battement de la coulpe – 8’44
3 – Madah nabawî/Éloge du Prophète – 13’42
4 – Poèmes pour Fatima, fille du Prophète – 8’46
5 – Evocation eschatologique du Mahdî attendu – 6’53
6 – ‘Ataba et mîjâna/Forme poético-mélodique libanaise – 8’06
7 – Poèmes en l’honneur d’Ali – 5’34
8 – Poème en l’honneur des descendants du Prophète – 7’34
9 – Poème en l’honneur de la famille du Prophète – 5’36
Interprètes et instruments
Hajj Muhammad Rammal (chant, direction)
Abbas Rammal (chœur, percussion)
Rabih al-Bissani (chœur, percussion)
Youssef al-Hafi (chœur, percussion)
Mohammed Ezzedine (chœur)
Hussein Rammal (chœur)
Kassem Rammal (chœur)
Rida Rammal (chœur)
À propos
L’évocation chantée de la fête d’Achoura au Liban
L’art vocal du chantre Muhammad Rammal remonte aux origines du chiisme, l’une des branches de l’islam, qui s’est enracinée très tôt au Liban, refuge privilégié de tous les peuples minoritaires du Proche-Orient. Il participe de la commémoration des événements – réels ou imaginaires – d’Achoura (ou cAshûra)qui ont présidé à la naissance de cette communauté. Mais cet art s’est également nourri de l’histoire contemporaine du Liban.
Le chiisme au Liban
Le chiisme est la principale branche minoritaire de l’islam, née d’un conflit dynastique. Ali, cousin et gendre du prophète Mahomet et, selon la tradition chiite, son meilleur successeur, fut calife de 656 à 661, date à laquelle il périt assassiné. Il fut enterré à Najaf, en Irak. Dès lors une querelle s’engagea pour sa succession entre les califes Omeyyades et les deux fils qu’Ali avait eus de Fatima, la fille du Prophète : Hassan et Hussein. En 680, ce dernier mena une révolte contre le calife Yazîd. Celle-ci se conclut par la bataille de Karbala, où Hussein et ses partisans furent massacrés. Cette bataille est largement commémorée par les chiites comme leur événement fondateur, le martyr de Hussein et de ses compagnons ayant été élevé au rang de tragédie mais également d’épopée sublime. Aux générations suivantes, les descendants d’Ali, les Alides, continuèrent à revendiquer l’imamat, ce qui se termina souvent dramatiquement. C’est seulement au xvie siècle que le chiisme duodécimain prendra les traits principaux que nous lui connaissons aujourd’hui, en devenant religion d’État en Iran avec la dynastie des Safavides.
Dans le monde arabe, les chiites sont surtout présents en Irak et au Liban. Ils l’étaient aussi massivement en Syrie au Moyen Âge (il existe encore un quartier chiite à Damas, autour du mausolée de sainte Sayyida Zaynab, la sœur de l’imam Hussein, connue pour son courage à Karbala). À la suite de persécutions, ils se replièrent tout d’abord dans le Kesrouan au Liban, où ils furent à nouveau persécutés par les Mamelouks et par les Ottomans. Aujourd’hui, les chiites libanais habitent surtout la Bekaa et le Jebel ‘Amil, soit la plus grande partie de l’est et du sud du Liban, ainsi que la banlieue sud de Beyrouth. Au début du xxe siècle, la communauté chiite s’est caractérisée par une forte croissance démographique. Pendant la guerre civile libanaise, elle a vécu une mobilisation politique et un renouveau culturel qui ont complètement transformé sa relation avec l’État libanais. C’est aujourd’hui l’une des plus importantes confessions du pays, et le président de la chambre des députés est toujours choisi parmi ses membres.
Les commémorations d’Achoura
Pour les chiites du monde entier, la commémoration de la bataille de Karbala fait l’objet d’un ensemble de rites accompagnés de chants et de psalmodies déplorant la mort des martyrs tombés au combat, et en premier lieu le martyr de Hussein : c’est Achoura, célébré le 10e jour de Muharram. On y célèbre aussi l’héroïsme d’Ali et le martyr des dix autres imams, ainsi que le courage des femmes et des enfants faits prisonniers. Ces rites puisent leur source dans des célébrations beaucoup plus anciennes dont l’origine remonterait à l’Iran sassanide. Leur manifestation la plus caractéristique et la plus authentique est la déploration rituelle avec diverses formes de mortification, comme le « battement de la coulpe », taltîm, battement sonore de la poitrine et des épaules avec la paume des deux mains, qui scande une procession d’une manière quasiment chorégraphique ou des formes plus spectaculaires comme la flagellation jusqu’au sang.
C’est seulement au xvie siècle, lorsque le chiisme devint religion d’État en Iran, que de véritables processions furent organisées. Plus tard encore, peut-être au xviie siècle, ces manifestations ont donné naissance en Iran à un véritable théâtre sacré, le taczieh. Comme l’ont montré certains orientalistes, la déploration et le culte de la mort n’empêchent pas ces manifestations collectives de revêtir un caractère de fête où la sensualité et la joie de vivre se mêlent spontanément, grâce à l’articulation et l’ambivalence de symboles aux significations profondes. Par exemple, le fait que le jour de la mort de Qassem (le neveu de Hussein), le 9e jour de Muharram, aurait aussi dû être le jour de ses noces. Et si l’on fait couler le sang lors des flagellations, c’est selon des techniques sans danger, utilisées avant tout pour leur effet spectaculaire sur le corps nu des « guerriers ».
En Irak comme au Liban, la commémoration est restée assez sobre : c’est seulement à la fin du XIXe siècle que le théâtre a été importé d’Iran ; encore a-t-il provoqué de nombreuses réticences chez les religieux libanais. En revanche, elle recourt à des psalmodies et des chants d’une grande intensité émotionnelle. C’est le huzn (littéralement : « tristesse ») et le cazâ’ (« consolation », de même racine que le mot persan taczieh), termes génériques comprenant plusieurs genres littéraires et formes d’énonciation et aussi bien des poèmes que des textes en prose (nathr) alternativement parlés, psalmodiés et chantés. Par leur nature narrative et dialoguée, ceux-ci contiennent en germe de possibles développements théâtraux (voir notamment plage 1). Ce sont notamment les maqtal, récits du martyr d’un héros en particulier, qui existèrent sous forme de recueils littéraires dès les premiers siècles de l’islam. Nous en avons ici un bel exemple avec l’un des plus importants de cette geste épique, la mort de Qassem (plage 1). Il y a aussi la marthiyya, élégie funèbre (plage 1).
À ceci s’ajoute une importante diversité linguistique, stylistique et culturelle, car les textes chantés en arabe classique sont mêlés de textes en dialecte, principalement irakien, sous la forme chantée typiquement irakienne de l’abûdhiyya (plage 1). Cette présence du dialecte irakien est manifestement ancienne, car ce sont spécifiquement des dialogues et des passages narratifs intenses qui sont ainsi soulignés ; elle montre aussi que des liens privilégiés ont existé depuis longtemps entre les chiites du Liban et ceux d’Irak, avec le pèlerinage aux lieux saints de Najaf et de Karbala et les mariages entre membres des différentes familles de lettrés. On trouve aussi des chants en dialecte libanais comme le catâba et le mijâna (plage 6), et d’autres peut-être influencés par le mucannâ, quatrain en dialecte (plages 8 et 9), même s’ils sont en arabe littéraire.
Au XIXe et au XXe siècles, des tendances contraires se sont exercées sur le style des commémorations d’Achoura au Liban. Dans un premier temps, à la fin du XIXe siècle, l’influence très forte de l’Iran a permis d’importer les processions rituelles et le théâtre dans ce qu’ils ont de plus spectaculaire (costumes, battement de coulpe, flagellations, etc.). Cela permit l’affirmation de son identité par la communauté chiite libanaise. Mais pour certains réformateurs chiites contemporains comme Mohsen Amîn (1867-1952), les commémorations d’Achoura étaient trop « populaires » et insuffisamment conformes à l’orthodoxie chiite et à la conception d’un islam modernisé telle que la défendaient aussi de nombreux sunnites à la même époque ; aussi les combattirent-ils. Plus récemment, le courant politisé et très rationaliste du Hezbollah a cherché à éliminer les manifestations les plus « folkloriques » d’Achoura, tout en encourageant les plus sobres. Aujourd’hui, un nouvel équilibre s’est instauré entre toutes ces tendances. Ces controverses montrent à quel point ces commémorations sont cruciales pour l’expression identitaire de la communauté chiite libanaise et pour son positionnement dans un environnement politique et religieux où elle a toujours été minoritaire.
Jean Lambert, ethnomusicologue
Détails des enregistrements
1- Cycle de la tristesse/Tawr al-huzn – 8’52
Suite construite autour du récit d’un martyr.
– 1.1. Marthiyya (élégie), modehuzâm : Sallâ Allahu calayk yâ bna Rasûli Allah
« Je prie Dieu pour toi, ô fils de l’Envoyé de Dieu
Pour toi et pour les martyrs qui sont devant toi.
Ah ! si nous avions pu être avec vous, nous aurions été les vrais gagnants !
Ne faites pas confiance à la vie
Le destin ne débouche que sur la mort. »
– 1.2. Maqtal (martyr de héros), mode huzâm
[parlé] : « Le dixième jour de Muharram, après que tous les compagnons de Hussein eurent subi le martyr, ce dernier se tint sur le champ de bataille et commença à appeler [dialogue psalmodié] : ‘Y a-t-il quelqu’un qui peut nous aider ? Y a-t-il quelqu’un qui peut nous donner la victoire ?’ Alors Qassem (son neveu, fils de Hassan), s’écria : ‘Je réponds à ton appel, mon oncle !’ Hussein dit : ‘Ô fils de mon frère, tu es tout ce qui me reste de mon frère Hassan, comment t’exposerais-je aux périls de l’épée ?’ Alors Qassem lui dit : ‘Mon oncle, j’ai la poitrine oppressée depuis que j’ai trouvé écrit dans le vêtement de mon père Hassan : ‘Mon fils Qassem, si tu vois ton oncle Hussein, seul et isolé, n’hésite pas à lui venir en aide.’ Alors Hussein se rapprocha de son neveu Qassem, le serra sur sa poitrine, et ils pleurèrent tous les deux. »
– 1.3. Abûdhiyya, chant en dialecte irakien, mode kurd
Il lui dit : « Je t’en remets à Dieu, ô prunelle de mes yeux. Voulez-vous donc tous me laisser seul survivant ? »
Qassem part au combat, se bat courageusement et est finalement tué par traîtrise.
– 1.4. Abûdhiyya, chant en dialecte irakien, mode kurd
Hussein s’écrit alors : « Que me reste-t-il ?
Ah ! si ce sabre avait pu couper ma main avant la tienne !
Ah ! mes amis, vous me laissez seul
Alors que les chevaux attaquent mon campement. »
– 1.5. Abûdhiyya, chant en dialecte irakien, mode kurd
Hussein emporte le corps de son neveu Qassem (prononcé Djâsim) :
« Il l’a amené et l’a couché parmi ses frères
Il les a assis, misère ! Eux qui étaient déjà morts !
Et quand les femmes ont entendu sa voix
Ramla [sa mère] est venue et a crié : Dieu est Grand ! »
– 1.6. Mawwâl, mode kurd : Wi lâ mayâl Wa-lâ mâl
Lamentation déchirante de la mère sur des interjections sans signification.
– 1.7. Enfin, le narrateur récite une prière sur les morts (mode bayât).
2- Rawda Rammal – Battement de la coulpe/Taltîm – 8’44
– 2.1. Ziyâra (prière de pèlerinage) : Al-salâm calayk yâ Abâ cAbdillah
« Que la paix soit sur toi, ô père d’Abdallah [c’est-à-dire le Prophète]
Et sur les âmes qui ont été bénies en faisant ton éloge. »
– 2.2. Hatafa l-qalbu wa-nâdâ yâ amîri yâ Husayn
Hymne (battement de coulpe, taltîm) en mode hijâz
« Le cœur a répété et a appelé : ô Prince, ô Hussein
La braise de l’éloignement a gémi,
Et a montré de la tendresse pour toi. »
2.3. Yâ ayyuhâ al-akbar/Tusqâ minal-kawthar
Hymne (battement de coulpe)
« Tu es apparu, toi le Plus Grand
Toi qui t’abreuves à la fontaine éternelle avec ton visage resplendissant
Tu appelles les gens au champ de bataille, avec des paroles nobles
Les âmes saignent, il n’y a pas plus court que la vie. »
3- Éloge du Prophète/Madah nabawî – 13’42
Min calâ-l-anbiyâ’i taqaddam taqaddam
Sayyidinâ Abu-l Qâsimi Muhammad
« Celui qui est avant tous les Prophètes
Notre Seigneur Mahomet, père de Qassem. »
4- Poèmes à l’occasion de l’anniversaire de Fatima, fille du Prophète – 8’46
Ces poèmes en l’honneur de la fille de Mahomet et épouse d’Ali illustrent le culte de Fatima (al-Zahrâ) qui, dans le chiisme, a joué un certain rôle dans la valorisation de l’élément féminin. Elle fait en effet partie du pentagramme sacré du chiisme : Mahomet, Ali, Fatima, Hassan et Hussein.
– 4.1. Zahrâ’u qad camma l-wudjuda dhiyâhâ
« [Fâtima] al-Zahrâ, sa tendresse brille de tous ses feux
Et le monde est empli de la brise de son parfum
Elle qui a adouci la meilleure des tendances [le chiisme]. »
Texte attribué à l’imam Hussein, fils de Fatima.
– 4.2. Ghannat al-atyâr/Fâhat al-azhâr
« Les oiseaux ont chanté
Les fleurs embaument
Au pays de Zahra
La niche des Lumières. »
5- Evocation eschatologique du Mahdî attendu – 6’53
– 5.1. Temassak bi hobb rasûl Allah
« Entretiens ton amour pour le Prophète
En attendant le jour du Jugement dernier
Car le feu [de l’enfer] est éternel
Quand se terminera la nuit des pleurs ?
Pour faire place à un matin
Ô ! Tu apparaîtras de l’Ouest, toi notre soleil,
Ô ! Abû Sâleh, toi l’Imam Attendu [le Mahdî]. »
Cette évocation est chantée en mode sabâ, connu pour son expression caractéristique de la tristesse.
– 5.2. Yâ hamâm al-madîna
Mélodie libanaise en mode bayât (apparenté au mode sabâ mais moins triste)
« Ô pigeon ramier de Médine »
Médine est un lieu particulièrement vénéré par les chiites, car c’est là qu’est enterrée Fatima ainsi que plusieurs imams.
6- cAtaba et mîjâna (forme poético-mélodique libanaise) – 8’06
– 6.1. Ghayrak yâ Haydar bi-sh-shadâyed mâ lenâ
« Nous n’avons que toi dans l’adversité, ô Haydar [Ali]. »
– 6.2. Yâ waylî Haydar mâ kheser bi-l-harb marra
« Haydar n’a pas perdu un seul combat
Il a fait boire à l’ennemi un calice amer. »
7- Poèmes en l’honneur d’Ali (également appelé Haydar) – 5’34
– 7.1. Haddathûnî wa-qâlû : Man tuwâlî ?
« Ils m’ont demandé à qui va mon allégeance
Alors que la mort était assise à ma gauche et à ma droite. »
– 7.2. Min hobbek yâ Haydar laylat farha wa-nashar
Mélodie populaire libanaise chantée sur un rythme masmûdî
« Notre amour pour toi, ô Haydar, nous fait passer toute une nuit de noces, en réjouissances. »
8- Poème en l’honneur des descendants du Prophète – 7’34
– 8.1. Anâ tâbicun li-ulil-culâ/Je suis descendant de ces nobles personnages
Chanté en arabe classique mais dans le style du mucannâ libanais
– 8.2. Yardâ Allah li-ridâhâ/Dieu est satisfait si elle est satisfaite
Poème en l’honneur de Fatima chanté sur une mélodie populaire libanaise reprenant un rythme masmûdî
9- Poème en l’honneur de la famille du Prophète – 5’36
– 9.1. Bi-âli Muhammadin curifa as-sawâmu
« Grâce à la famille de Mahomet nous avons connu le jeûne [de Ramadan]
Et dans leurs vers le Livre a été révélé »
Chanté en arabe classique mais dans le style du mucannâ libanais
– 9.2. As-salâtu calâ l-mudhallal bi-l-ghamâma/Prières sur celui qui est enveloppé de nuages
Mélodie populaire libanaise sur un rythme masmûdî
- Référence : 321.049
- Ean : 794 881 761 326
- Artiste principal : Muhammad Rammal (محمد رمّال)
- Année d’enregistrement : 1998
- Année de fixation : 2007
- Genre : Chant spirituel
- Pays d’origine : Liban
- Ville d’enregistrement : Paris
- Langue principale : Arabe
- Compositeurs : Musique traditionnelle
- Lyricists : Musique traditionnelle
- Copyright : Institut du Monde Arabe