M. Murshid Nâjî & K. Mohammed Khalîl
Dans le fabuleux creuset culturel que fut le port d’Aden dans la première moitié du xxe siècle, la confluence des civilisations arabe, africaine et indienne a contribué à la naissance d’un style musical singulier. D’apparition relativement récente, la chanson d’Aden témoigne de ce bouillonnement culturel. Il s’agit d’un genre essentiellement citadin, c’est-à-dire de chant qu’accompagnent un luth et des percussions.
Ce disque présente la chanson d’Aden de ses prémices à sa maturité : depuis la création du Club d’Aden avec Khalîl Mohammed Khalîl, en 1948, jusqu’à nos jours avec Mohammed Murshid Nâjî, maître incontesté du genre et fervent adepte des mélodies populaires locales qu’il a adaptées au luth.
Tracklist
1– Yâ sâ’ili ‘an hawâ al-mahbûb/Toi qui interroge sur la passion de l’aimé – 12’32
2– ‘Alam sîrî bismi llah al-rahmân/Marche, ô mariée, au nom de Dieu le Miséricordieux – 07’42
3– Yâ wakfaton li/Ô cette scène que j’ai vécue – 09’37
4– Garîb bâb al-dunyâ/Elle est proche, la porte du Bas-Monde – 09’53
5– Arâk tarûban ka-l-mutayyami/Je te vois ému et préoccupé – 08’49
6– Yâ Ibn al-Nass/Ô fils de famille – 09’12
7– ‘Ayyaratnî al-shayb/La blancheur de mes cheveux – 08’20
8– Al-warda al-hamra/La rose rouge – 05’17
Interprètes et instruments
Mohamed Murshid Naji (chant et luth)
Khalil Mohamed Khalil (chant et luth)
Jamil Abdo Ahmed (chœur et percussion)
Hadeel Ali Ahmed (chœur et percussion)
Adeeb Borhan Ahmed (chœur et percussion)
Hussain Farid Hussain (chœur et percussion)
A propos
La ville d’Aden
Largement ouverte sur l’étranger, la ville d’Aden a toujours fait figure de libertine comparée au Yémen de l’intérieur, demeuré très fermé et fort attaché à ses traditions culturelles.
Sans remonter à l’Éden mythique de la Bible, la ville est sans nul doute très ancienne. Comme son nom l’indique, la vieille ville de Crater est installée dans le cratère d’un volcan qui était isolé de la terre ferme jusqu’à un passé récent. Elle était alimentée en eau potable par un superbe système de citernes, les sahârij, qui recueillaient l’eau de pluie s’écoulant sur les parois du volcan. Ce système, qui remonte au moins à la dynastie des Sulayhides (xie siècle), témoigne d’une époque où le climat était beaucoup plus humide qu’aujourd’hui, car de nos jours, les citernes ne se remplissent plus…
Les Anglais arrivent à Aden en 1832. La ville devient alors une des principales étapes maritimes de la route des Indes ; elle demeurera longtemps une dépendance du vice-roi des Indes. Aden, ce sont plusieurs villes dispersées dans les replis de ce volcan spectaculaire : outre Crater, le centre historique et le port, il y a Sheykh ‘Uthman, le quartier des immigrés de l’intérieur (dont Mohammed Murshid Nâjî a été longtemps député), qui est implanté sur la terre ferme ; puis Mu’alla, le quartier industriel développé dans les derniers temps de l’époque coloniale ; Tawâhî, le quartier chic, qui fut aussi le quartier chaud de la période britannique (il est désormais assez endormi) ; Khormaksar, le quartier diplomatique, avec ses monuments de type soviétique de la période socialiste.
Dans la première moitié du xxe siècle, se développe dans ce port, qui fut l’un des plus grands au monde, une vie sociale et culturelle extraordinaire : y surgissent des écoles privées indigènes, des associations, des partis politiques, un théâtre… C’est un peu le Beyrouth de l’océan Indien : entre deux mosquées, on trouve un temple hindouiste, une église baptiste ou un culte de possession zâr à la manière africaine. À l’indépendance, à l’image de cette ville patchwork, la musique d’Aden porte la marque des bouleversements rapides du xxe siècle ainsi que des influences culturelles égyptienne, africaine et indienne qu’elle a subies.
Les premiers enregistrements de musique yéménite sont réalisés en 1938 à Aden, sur des disques 78 tours. Il n’existe d’abord qu’une seule compagnie étrangère, Odéon, mais elle est relayée dès les années 1940 par des compagnies locales. Les musiciens de Sanaa et de l’intérieur, fuyant le puritanisme des imams, affluent pour profiter de cette manne qui leur permet d’exercer leur art d’une manière professionnelle. Dans les années 1940, la compagnie Tâj ‘Adanî, en anglais Aden Crown, propose « des voix arabes, adénites, de Lahej, bédouines, de Shihr, de la côte, de Somalie, de Sanaa, et les chanteurs les plus fameux d’Aden ».
Il s’agit principalement de musique citadine, c’est-à-dire de chant accompagné par un luth, parfois par un violon, toujours par des percussions.
La chanson d’Aden
La chanson d’Aden est d’apparition assez récente, comparée à l’ancienneté des autres genres de musique yéménites. Sa naissance est inséparable du bouillonnement associatif qui précéda l’indépendance du pays d’une vingtaine d’années.
En 1948 se réunit pour la première fois le Club d’Aden (Al-Nadwa al-‘Adaniyya), autour du chanteur et compositeur Khalîl Mohammed Khalîl, de l’historien et poète Mohammed Abduh Ghânem, ainsi que du lettré et chanteur Sâlim Bâ Madhaf. Sur le modèle de la Nahda, la Renaissance arabe, ce cénacle réunit des artistes et gens de lettres citadins brassant les différentes sources littéraires et artistiques d’une identité collective qui se cherche, talonnée par la modernité et les défis lancés par l’Occident.
À l’origine, le Club accueille tous les genres de musique pratiqués dans la métropole. Mais au cours des années 50, certains participants s’en séparent pour créer une autre nadwa à Lahej, et d’autres encore dans le Hadramawt et dans la région de Yâfi’. Le modèle fait tache d’huile. Ces nouveaux départs illustrent l’ampleur de l’activité musicale, et plus généralement culturelle, que connaît la colonie britannique dans les années 1950, avant l’indépendance.
Les Adénites prennent alors conscience de leur spécificité culturelle. D’après les termes de Khalîl Mohammed Khalîl, il s’agissait de créer, d’une manière quelque peu volontariste, un style musical singulier, adénite, à partir des différentes cultures réunies dans ce fabuleux creuset, réunion dont les origines de Khalîl lui-même sont une illustration : son grand-père, un marin égyptien, était arrivé à Aden vers la fin du xixe siècle. Il s’était attelé à l’étude du luth yéménite, le qanbûs, puis il épousa une femme d’Aden et fit souche.
La chanson d’Aden est donc le témoin des recherches esthétiques du xxe siècle, qui serviront sans doute de base pour toute la chanson yéménite à venir.
Mohammed Murshid Nâjî et Khalîl Mohammed Khalîl s’accompagnent eux-mêmes au luth arabe (‘ûd). Ils sont en outre accompagnés par deux instruments à percussion, un tambourin sur cadre à cymbalettes (daff) et un tambour en gobelet (derbouka).
Jean Lambert
est ethnomusicologue
1 Khalîl est lui-même le grand-père de Jamîl Ghânem, talentueux luthiste yéménite formé à Bagdad, à l’école des frères Bashir, qui enregistra un disque chez EMI Pathé en 1977, et est prématurément décédé en 1991.
Détails des enregistrements
1- Yâ sâ’ili ‘an hawâ al-mahbûb/Toi qui interroge sur la passion de l’aimé – 12’32
musique et chant : Mohammed Murshid Nâjî
2- ‘Alam sîrî bismi llah al-rahmân/Marche, ô mariée, au nom de Dieu le Miséricordieux – 7’42
chant de mariage traditionnel bédouin
musique et chant : Mohammed Murshid Nâjî
3- Yâ wakfaton li/Ô cette scène que j’ai vécue – 9’37
paroles : Mohammad Sa’îd Jarâda
musique et chant : Mohammed Murshid Nâjî
« Ô cette scène que j’ai vécue, que je n’oublie pas
Cette nuit-là, elle me fit danser
Sous les lumières, dans une robe blanche éclatante«
4- Garîb bâb al-dunyâ/Elle est proche, la porte du Bas-Monde
suivi de Dâr al-falak dâr/L’astre tourne – 9’53
paroles et mélodie originale : Abû Bakr al-Mihdâr
chant : Mohammed Murshid Nâjî
« L’astre tourne
Bientôt je changerai de domicile
Et construirai ma maison dans un autre village
Mais mon cœur ne sait choisir
Que la ville de Shihr
C’est le seul choix possible
Elle accueille qui l’aime
Et le rend fier«
5- Arâk tarûban ka-l-mutayyami/Je te vois ému et préoccupé – 8’49
texte et mélodie traditionnels
chant : Mohammed Murshid Nâjî
Ce long poème anonyme est l’objet d’une belle légende : un roi confie à son ministre le soin de dégourdir son fils, jeune homme muet qui semble insensible aux plaisirs de la vie. Le ministre manigance, au bord d’un oued, une rencontre en apparence fortuite entre sa propre fille et le prince. Ce dernier, comme prévu, en tombe amoureux. Le ministre, le rencontrant, l’interroge par les premiers mots du poème.
« Je te vois ému et préoccupé comme qui est asservi
[Par la passion], rôder dans l’ombre autour des tentes
As-tu été frappé d’une flèche ou affligé par un regard ?
Cela ressemble bien au mal d’amour !«
Par miracle, le prince se met alors à parler pour la première fois de sa vie, directement en vers, en faisant allusion à sa passion naissante :
« Sur le bord de l’oued j’ai vu une tourterelle
Et je me suis langui de regret et de désespoir.
Et l’on maria la fille du ministre au fils du roi…«
6- Yâ ibn al-nass/Ô fils de famille – 9’12
texte et mélodie traditionnels
chant : Mohammed Murshid Nâjî
7-‘Ayyaratnî al-shayb/La blancheur de mes cheveux – 8’20
Poème ancien ; forme mawwâl ; traditionnel
« ‘Ayyaratnî al-shayb wa-huwa wiqâru
Laytahâ ‘ayyaratnî bima huwa ‘âru«
« En faisant cadeau de la blancheur à mes cheveux,
elle m’a conféré de la dignité
Ah ! si elle avait pu me faire cadeau
de ce qu’il est indigne d’offrir !«
avec un enchaînement sur
Ahibbek yâ ghâlî/Je t’aime, ô mon cher
paroles : Ahmed Sharîf al-Rifâ’î
musique et chant : Khalîl Mohammed Khalîl
8- Al-warda al-hamra/La rose rouge – 5’17
paroles : Masri Effendî
musique et chant : Khalîl Mohammed Khalîl
« La rose rouge
Sur la gorge de la brune
Si tu voyais sa beauté
Elle enivre sans le vin
La rose rouge…
Une rose et ses épines
M’a prise dans ses rets
Je ne fais plus que souhaiter la rencontrer
Et lorsque je suis en sa présence
La rose rouge
Elle m’obsède
La rose rouge
La rose rouge…
Une rose et son ombre
Je la vois en rêve
Je ne serai satisfait
Que lorsque je la cueillerai
C’est ma passion secrète
La rose rouge
C’est ma joie de chaque jour
La rose rouge
La rose rouge…«
- Référence : 321.047
- Ean : 794 881 707 522
- Artiste principal : M.M. Naji & K.M. Khalil
- Année d’enregistrement : 1998
- Année de fixation : 2002
- Genre : Chanson d’Aden
- Pays d’origine : Yémen
- Ville d’enregistrement : Paris
- Langue principale : Arabe
- Compositeurs : Mohamed Murshid Naji ; Mohammad Sa’îd Jarâda ; Abû Bakr al-Mihdâr ; Khalîl Mohammad Khalîl ; Musique traditionnelle
- Lyricists : Mohamed Murshid Naji ; Mohammad Sa’îd Jarâda ; Abû Bakr al-Mihdâr ; Masri Effendî ; Musique traditionnelle
- Copyright : Institut du Monde Arabe
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