La Simsimiyya de Port-Saïd

Ensemble Al-Tanbûrah

De Port-Saïd à Zanzibar, la lyre simsimiyya inspire la gaieté et caresse l’oreille. Cet antique instrument populaire sonne toujours comme une invite à la danse et au bonheur. Autrefois, elle distrayait la compagnie sur fond de chants évoquant le colportage des paquebots qui descendaient ou remontaient le Canal. Aujourd’hui, elle résonne dans les cafés d’Ismaïlia ou de Port-Saïd, lieux ou se sont constituées des troupes à l’image d’Al-Tanbürah, l’une des plus renommées du pays. Son répertoire donne à entendre des formes mélodiques qui font corps avec l’instrument et on peut dire qu’avec les musiciens, débordant d’entrain, la croisière s’amuse. Les solistes se succèdent sans jouer les vedettes, la star absolue étant et restant la simsimiyya.


Tracklist

1Yâ qalb /Ô cœur – 1’29
2Shuftu al-qamar / J’ai vu la lune – 9’07
3Kawânî al-hubb / L’amour m’a consumé – 5’08
4Wa al-salât ‘al-nabî / Priez pour le Prophète – 1’39
5Ahwâ qamar /La lune plus désirable – 7’24
6‘Azzil min bayti / Quitte ma maison – 3’38
7Wal-karîm ma khâb / Le généreux n’est pas déçu – 0’39
8Badrun arid / Je voudrais un amour… – 4’46
9Baghannî / Je chante
– Sabâh al-habâyib / La matinée des amoureux
– Banât al-‘Urbân / Les bédouines
– ‘Ali ya ‘Ali / Ali, ô Ali – 7’57
10Yâ bulbul al-afrâh / Ô rossignol des joies – 1’23
11Qâsî mâ qâsî /Que de souffrances – 5’03
12Yâ ‘âzif al-awtâr / Ô toi, qui pince les cordes… – 7’45


Interprètes et instruments

Zakaria Ibrahim (direction)
Mohamed El Shenawy
Mohamed Shoheib, dit Mimi
Gamal Farag
Embabi Abdallah
Ahmed Atiatallah
Ahmad Nasr, dit Hamâm
Ragab Aly, dit El Sheikh Ragab
El Sayyed Mahmoud, dit El Sayyed el Gizawy
Ahmed Ghoneim, dit El Khal
Salah Mostapha Soliman, dit El Hosary
Alaa El Shazly Awad
Gamal Awad Mohamed
Morsy Ibrahim ; Ibrahim Nasr
Samy Abdel Naby ; Morsy Soltan
Ramadan Mohamed Abdelkader


A propos

« C’est parce qu’il existe des troupes folkloriques que le folklore est mort », ainsi parlait Zakaria Ibrahim, fondateur en 1989 du groupe, Firqat al-Tanbûrah. Basé à Port-Saïd, cet ensemble est dépositaire d’un genre peu connu en Occident, voire en Egypte même. Il appartient au répertoire populaire urbain de la région du canal de Suez.

Ce qui frappe, dans le concert de musique qu’offre cette formation, véritable spectacle en soi, c’est son éclatante présence. La séparation de la scène et de l’audience s’estompe dès les premières mesures, comme pour répondre à l’affirmation de John Cage : « Tout est musique et il n’y a plus de musique ». Les protagonistes, une quinzaine d’individus, où se mélangent les âges, soixante-dix ans pour le plus vieux, une vingtaine d’années pour les plus jeunes, sont chanteurs, musiciens, acteurs, mimes et danseurs, et bien sûr, tous, en dehors de ce cadre, exercent différents autres métiers. Il s’agit bien entendu d’une troupe d’hommes dont sont exclues les femmes, car traditionnellement celles-ci n’ont jamais été intégrées à ces manifestations pétillantes qui de surcroît se déroulaient dans les cafés ou les rues.

Pendant le récital les musiciens se surprennent à s’interpeller, à s’encourager, à échanger parfois les instruments, en particulier le tambour sur cadre riqq. Lancé de manière débonnaire, celui-ci vole sur la scène pour retomber adroitement et en mesure, dans les mains d’un autre comparse qui s’en saisit avec adresse jusqu’au moment où fatigué, il l’abandonnera à son tour au voisin. Les instruments sont peu nombreux : deux lyres entourées de percussion (tabla, tambour en poterie à une membrane en forme de calice, riqq, tambour sur cadre avec cymbalettes, triangle européen et petites cymbalettes : kasât nuhâsiyya) et l’on n’a pas craint d’introduire un tambour de basque européen sans membrane, mais pourvu de cymbalettes, qui seconde ainsi son homologue égyptien riqq. De son côté, l’un des deux joueurs de lyre, instrument principal de l’ensemble, s’alloue au cours du concert, quelques moments de répit. Il délaisse son instrument, s’avance sur scène, se saisit du micro, chante, mime et effectue quelques pas de danse. Les interprètes sont assis ou se tiennent debout, s’approchent, sautillent ou se trémoussent, sans qu’aucune prescription ne leur dicte les mouvements à accomplir qui restent spontanés et simples. On ne reconnaît aucune chorégraphie spécifique, tout y est admis, y compris les allusions nombreuses aux danses féminines, comme la convulsion du ventre, le déhanchement, le tremblement ou la giration du cou emprunté au rituel du dhikr qui déclenche irrésistiblement la transe. L’usage d’un objet, comme la canne, fait aussi partie du décor : elle virevolte dans les mains d’un chanteur-danseur, bien que des spécialistes comme une Magda Saleh aient attribué à l’ensemble de ces mouvements la dénomination de bambutiyya (voir D. Henni-Chebra et Ch. Poché, Les Danses dans le monde arabe ou l’héritage des almées, Paris, L’Harmattan 1996).

En outre, il n’y a pas, dans l’ensemble, de chanteur principal, mais tour à tour, les membres remplissent la fonction de soliste sans pour autant se laisser griser par le vedettariat, car c’est la collectivité qui prime et qui demeure souveraine. Le style relève donc du chant collectif avec la présence d’un meneur qui donne le ton et lance la phrase musicale. Elle correspond à ce que l’on appelle « responsorial » puisqu’elle sera reprise par l’ensemble. Parfois, le développement du groupe l’emportera sur l’énoncé du soliste. Parfois aussi, c’est le groupe qui entonne la phrase musicale qui devient ainsi un chant à l’unisson. Enfin, il existe des parties qui sont davantage récitées et déclamées que chantées : elles rappellent la technique des jeux vocaux d’enfants. Comme pour mieux plaider la liberté des mouvements, le groupe n’a même pas de costume officiel : les protagonistes portent leurs vêtements de la vie courante et les blue-jeans font bon ménage avec les gallabiyya.

Rien dans tout cela ne laisse présager une situation gérée par des professionnels et pourtant nous percevons là une étonnante cohésion. Tout se passe comme si entre le musicien amateur et le professionnel, une autre barrière venait d’éclater. On a du mal à les situer.

Les musiciens sont heureux de faire de la musique et nous communiquent leur joie. Celle-ci illumine les visages. A première vue, une impression de désordre se dégage, mais il s’agit bel et bien d’une esthétique de l’espace qui renvoie à une disposition circulaire comme structure de base, bien qu’elle n’apparaisse pas de manière évidente. Elle s’oppose ainsi à la condition du musicien figé sur scène ou plutôt à sa soumission aux règles du spectacle.

L’attribution que l’on donne de manière générale à ces musiciens, libérés de toute contrainte scénique, se résume bien dans l’appellation dialectale de suhbagiyya (de sahiba, accompagner). Ce terme ne couvre pas uniquement l’état de l’esthétique populaire dans la région du canal de Suez. On le devine aussi dans la littérature musicale égyptienne de la fin du xixe siècle, où les musicologues, et plus particulièrement Fikrî Butrus, l’un des premiers à en avoir fait mention dans son ouvrage al-Kitâb al-dahabî lil-fann [Le Livre d’or de l’art musical] (Alexandrie ca. 1960), l’appliquent à une façon désordonnée de faire de la musique. Les suhbagiyya étaient des formations de musiciens qui essaimaient en Egypte. Leur rôle consistait à divertir les soirées et ils dominaient ainsi l’activité des concerts, y compris ceux consacrés à l’art savant. Bien entendu, les suhbagiyya se sont illustrés dans la capitale égyptienne. Selon Butrus, ils faisaient peu de différence entre une musique mesurée et non mesurée. Les suhbagiyya représentaient un courant assez mal vu car leurs membres s’adonnaient aussi aux stupéfiants. Ce mouvement a été impétueusement endigué par la révolution opérée par le grand chanteur égyptien de la fin du xixe siècle, Abduh al-Hâmûlî (1841-1901) à son retour d’Istanbul où cette personnalité hors pair était régulièrement conviée.

Sur l’esprit de cette révolution toute pacifique, il a beaucoup été disserté. L’existence des suhbagiyya de Port-Saïd, nous rappelle qu’entre autres, le comportement scénique est une façon de vivre la musique. La révolution hamulienne en a ainsi muselé l’expression. Elle a instauré un rapport nouveau qui a pris davantage en compte la séparation de l’interprète d’une part, et du public d’autre part. Séparation qui trouve de nos jours son suprême aboutissement dans les concerts de musique arabe qui se déroulent aujourd’hui à l’opéra du Caire. Les interprètes s’y positionnent d’une façon quasi cérémonielle, sous un appareil souvent lourd dicté par les lois de la scène. Leur attitude les empêche de se laisser aller, même s’ils cèdent à la frénésie du jeu musical. Les suhbagiyya de Port-Saïd, survivance d’un état d’esprit qui semble avoir régné autrefois à grande échelle en Egypte, représenteraient donc un mouvement inverse qui a depuis disparu. Il accorde toute liberté aux participants, faisant de cette orientation une esthétique de l’ivresse liée à la dissolution de l’interprète dans le cadre d’un jeu collectif, qui n’a plus besoin pour s’affirmer, d’individualités.

Vu de Port-Saïd, le répertoire des suhbagiyya et du groupe Firqat al-Tanbûrah, qui n’est rien d’autre que la prise de conscience d’une musique populaire urbaine de la région du canal, prend en considération l’histoire maritime locale. Il l’éclaire en partie comme il explique la présence de la lyre et sa raison d’être. Les mouvements d’individus, accélérés à partir du percement du canal de Suez dans le dernier quart du xixe siècle, ont permis à de nombreuses populations de la mer Rouge de remonter vers le nord et de s’y établir. L’on assiste ainsi au développement d’une musique artisanale faite de la conjoncture d’éléments venus du nord (Damiette) et du sud, gravitant autour de camelots qui attendent l’arrivée des navires et vendent ainsi leurs marchandises. Ils ont reçu leur nom du mot anglais bumboat ayant donné naissance au terme local bambutiyya qui par la suite s’est appliqué à un type de chorégraphie. Ce même répertoire s’est aussi développé dans les casernes dénommées qishlaq (mot turc), qui voyaient un brassage étonnant de populations et où les militaires vivaient avec leurs familles.

Cette activité a été en outre accompagnée de la lyre. Ce mouvement de navires, de voiliers ou de boutres, a déplacé un type de lyre, connu dans le sud de la mer Rouge, et désigné dans certaines régions des rivages de la péninsule Arabique par le terme de simsimiyya. Alors qu’en Egypte, le terme générique pour désigner la lyre est le mot tanbûra, instrument généralement pentatonique et particulièrement répandu en Haute-Egypte, mais qui a été maintes fois observé au Caire dans le passé, la région du canal de Suez fournit un type d’instrument de format légèrement plus petit que l’on désigne par simsimiyya. Le terme conserve une étymologie incertaine, mais cet instrument est lié à la danse, comme celle dite simsimiyya de Zanzibar, et aux chants. Il est également utilisé dans la pratique du zâr, culte de possession très répandu dans les pays riverains de la mer Rouge. Il est clair que chaque navire, dans un passé proche, possédait, pour une raison qui reste mystérieuse, un joueur de simsimiyya qui égayait, semble-t-il, la traversée ; il pouvait également, selon les croyances, faire lever les vents. Toujours est-il que la simsimiyya a fait son apparition dans la région du canal, probablement au tournant du xxe siècle puisque déjà, à cette époque, Camille Saint-Saëns avait décrit le jeu d’une lyre qu’il écoute à Ismaïlia, sans toutefois lui donner de nom.

Mais la simsimiyya actuelle a perdu ses éléments exogènes pour devenir un instrument bel et bien égyptien. Le nombre de cordes a été multiplié : les deux modèles que l’on entend sur les plages de ce disque sont montés de 7 à 9 cordes alors que traditionnellement ils en étaient nantis de 5. Des clefs qui traversent la barre horizontale ont été substituées aux anneaux de chanvre et de tissu fixés sur le joug où venait s’enrouler l’ensemble des cordes, afin de se maintenir, alignant ainsi cet instrument sur des procédés de fabrication dérivés du luth arabe. Ces modifications permettent désormais de jouer sans aucune hésitation des maqâm comme le bayyâti et le rasd, bases du répertoire populaire égyptien et des suhbagiyya. Pour pouvoir s’intégrer à la vie locale, la simsimiyya a donc abandonné son accord d’origine pentatonique pour celui de la gamme arabe tétracordale.

Le répertoire qu’accompagne la simsimiyya comprend des pièces courtes, conçues comme des préludes (istihlâlât) et dénommées jawâb damma et des pièces responsoriales, plus longues, portant le nom de damma et de simsimiyya. La distinction entre l’une et l’autre n’est souvent pas aisée à établir, mais dans le genre simsimiyya la lyre débute toujours le morceau et n’est pas précédée d’un prélude. Inversement, la voix chantée, qui entre directement en jeu définit le genre damma. Autre élément de distinction dans le genre damma : la partie confiée au groupe est souvent plus importante que celle attribuée au soliste. Pour sa part, le genre simsimiyya se caractérise par la présence d’un refrain qui ouvre la chanson (ughniya). Quant à la relation qui existe entre jawâb damma et damma, elle prend en compte la nature modale obligatoirement la même pour l’une ou l’autre des pièces. Cette série, qui se présente donc sous l’appellation générique de simsimiyya et damma, suit toutefois une architecture similaire : un élément libre s’enchaîne sur une partie rythmée, et donc mesurée, qui souvent s’accélère et incite au battement des mains. Quant aux textes chantés en poésie dialectale, ils cultivent l’anacoluthe : les vers se suivent sans lien logique apparent. Ils font l’apanage de la vie de tous les jours, louent un personnage ou une femme, flattent une autre figure, versent dans la satire, voire la critique sociale, dispensent la morale. La référence à la nature, au monde volatile (pigeon, rossignol), la symbiose entre l’être humain et le monde ambiant (la lune), sont fréquentes comme le sont les rappels au religieux et à la louange du Prophète. Mais quel que soit le discours, c’est toujours l’optimisme de rigueur qui a le dernier mot.

Christian Poché


  • Référence : 321.026
  • Ean : 794 881 472 420
  • Artiste principal : Ensemble Al-Tanbürah
  • Année d’enregistrement : 1996
  • Année de fixation : 1999
  • Genre : Musique folklorique
  • Pays d’origine : Egypte
  • Ville d’enregistrement : Paris
  • Langue principale : Arabe
  • Compositeurs : Musique traditionnelle
  • Lyricists : Musique traditionnelle
  • Copyright : Institut du Monde Arabe