Aux sources du Raï

Aux sources du Raï

Cheikha Remitti

Celle qui a posé les premiers jalons thématiques du raï, n’a pas eu l’itinéraire d’un enfant gâté. Orpheline très tôt, elle s’est retrouvée dans la situation d’un sans-domicile-fixe, contrainte à errer et à dormir à la belle étoile ou de faire des ménages en échange d’un lit et d’une poignée de piécettes. Ce n’est que bien plus tard qu’elle intègre une troupe de musiciens avant de s’imposer comme la mamie la plus inspirée du raï.


Tracklist

1Hiyya bghat es-Sahra/Elle aime le Sahara – 6’29
2Sidi Taleb – 7’14
3Dana wa dana – 4’49
4Sidi Abed – 6’08
5 – La Camel – 4’55
6Ya l’hmam, ya l’imam/Pigeons et colombes – 3’59
7Debri, debri/Débrouille-toi – 4’31
8Djat thawwes/La touriste – 4’26
9Charrag, gattaa/Déchire, lacère – 4’32
10Fatma, Fatma – 5’49
11Win rak tergoud/Où dors-tu – 6’56
12Ya lemmima/La mère – 5’30
13 – Bakhta – 7’30


Interprètes et instruments

Cheikha Remitti (chant)
Nouba Belahcène (derbouka)
Abdelkader Medjahri (guellal)
Mohamed Hamnache (gasba)
Cheikh Nedromi (gasba)


À propos

A partir du XVIIIe siècle, à côté de l’arabo-andalou très prisé par les citadins aisés, se développe le ch‘ir al-malhûn, de la poésie chantée aux strophes brillamment rédigées en arabe dialectal et à la versification richissime, adoptée par les corporations artisanales qui ont pignon sur les faubourgs des grandes villes maghrébines. Dans l’Algérie du début du XXe siècle, le malhûn  se “ ruralise ” au contact des mélopées intemporelles bédouines qui, elles-mêmes, descendront jusqu’aux plaines. Si, dans les montagnes, le cachet berbère est demeuré intact, on ne peut en dire autant pour ce qui est de ces vastes étendues, parfois semi-désertiques, que sont les terres agricoles et les hauts plateaux. Ici, les tribus berbères, arabisées progressivement, intégreront les airs apportés par les Hilaliens mais les interpréteront en usant de leurs propres instruments : la gasba (flûte en roseau, de taille diverse) et le guellal (sorte de tambour longiligne creusé dans un tronc d’aloès et recouvert, sur un seul côté, d’une peau de chameau). Les poètes, nommés fahsi (inversion du mot fasîh, éloquent), déclamaient leurs textes finement ciselés au cours des basta (soirées, en oranais), de leur passage dans les souks ou de festivités organisées par les autorités coloniales.

En 1906, certaines oreilles privilégiées accéderont au premier enregistrement sonore réalisé par le Cheikh Mohamed Senoussi, natif de Mostaganem, une cité mère de nombreux poètes chanteurs. De talentueux épigones surgiront et donneront à leurs chants la dénomination de gharbi , l’ouest, mais on retrouve un genre similaire dans la zone allant d’Oujda à Taza, au Maroc. Au départ, ces derniers ne servaient que de faire-valoir musical au malhûn mais, au fil des enregistrements, ils se détacheront de la tutelle ancestrale en réinventant un autre langage. Le gharbi repose sur une dizaine de modes, baptisés le plus souvent du nom de la région d’origine (tiarti, mazouni…), et se joue sur cinq rythmes différents : le tenqar (lent, rappelant le pas de chameau), le hamza (un peu plus vif), le alaoui (très rapide et générateur d’une danse aux configurations fascinantes), le guebli et le taoussi (démarche du paon).

Dans les années 30, le gharbi s’impose comme le style le plus apprécié par le “ petit ” peuple, ce qui n’échappe pas aux maisons de disques (Voix de son Maître, Baïdaphon, Pathé, Polyphone, Philips, Dounia ou Ducretet). Les cheikhs les plus populaires, signés par ces labels, gravent leurs 78 tours à Alger, Paris et même Berlin. Les plus fameux sont Hamada, El Khaldi, Ben Yakhlef, Bouras, El Madani, Abdelkader et Ben Achit et il faut souligner que s’ils revêtaient volontiers l’habit traditionnel (turban et gandoura), ils n’en étaient pas moins citadins. On leur devra des textes déjà porteurs d’allusions fines et coquines, calqués sur la métrique bédouine, dont certains — de véritables chefs-d’œuvre de poésie — tels “ Ya del marsam ” (Le refuge), “ Goul el Bakhta goul ” (Dis à Bakhta, dis), “ Ya el hammam ” (Le bain maure), “ Biya dag el mour ” (Les temps me deviennent amers), “ Ana mahlali noum ” (Moi, je n’apprécie pas le sommeil) ou “ Yamina ” seront repris aussi bien par les cheikhate que par les tenants du asri (moderne algérien des années 50-60) ou du raï électrifié.

Cette musique, qui ne s’appelait pas encore raï (le mot revenait dans de nombreux chants pour combler le creux d’une phrase, pour ponctuer un propos ou compléter un titre) mais était estampillée “ folklore oranais ” sur les pochettes de disques, a bercé l’enfance de la future Cheikha Remitti. Elle avait à peine dix ans quand retentissaient les échos sonores des premières dames de la chanson oranaise, au ton mutin et égrillard. Elles se nommaient Fatma Bent El Meddah (auteur de “ Fatma, Fatma ”), Kheira Guendil (“ Sidi Boumédiène ” et “ Ghir el baroud ”), Zohra Bent Oûda (“ Khayef la yedouk ”) ou Zohra Relizania (“ Moula Baghdad ”). Leur répertoire, une sorte de produit de synthèse, mariait les prosodies des meddahate (ensembles féminins chantant les louanges d’Allah et du Prophète face à un auditoire rassemblant exclusivement des femmes) à des airs prenant des libertés avec les rimes des cheikhs et s’orientant vers des thèmes plus en rapport avec leur condition. Les cheikhate eurent très vite mauvaise presse et bien des moralistes les décrièrent et accusèrent les autorités coloniales d’encourager “ ce genre caractérisé par le relâchement des mœurs et l’abaissement moral du peuple algérien… Il lui ouvrit largement les portes de la radio pour le répandre et contaminer ce qui restait de pur dans notre peuple ; il s’attaqua aux esprits faibles en l’introduisant dans les cabarets, les fêtes populaires et les lieux mal famés. ” Cette violente diatribe, rédigée par les frères Hachelaf dans leur Anthologie de la musique arabe (éd. Publisud), reflète, à peu de choses près, ce que les couches aisées de l’époque pensaient notamment des zendani (de zendan, cave ou magasin), chants de tavernes, alors en cours également dans l’Algérois. Dans son ouvrage sur les musiques maures, paru en 1920, Jules Rouanet évoque ces sortes de quatrains ou de haïku qui serviront de canevas à une multitude de compositions des cheikhate : “ Tout à fait en bas de l’échelle musicale des indigènes, peu estimés des virtuoses, voici les zendani. De ces petits couplets, les uns ont une existence très éphémère, nés aujourd’hui d’un incident de rue ou d’un événement local, disparus demain et remplacés par un refrain très en vogue ; les autres font tout de suite la conquête du public et restent à sa disposition pour des paroles nouvelles ; il en est qui sont devenus comme traditionnels ; quelques-uns enfin, font partie des mœurs maghrébines… Cette adaptation facile du zendani au sentiment musical et au besoin de chanter du peuple maghrébin a créé une infinité de ces mélodies rudimentaires : elles servent le plus souvent à des paroles d’amour, même d’amour uranien, aux plaintes de l’amant évincé ou de l’amante abandonnée ; elles servent aussi à la grivoiserie, aux paroles d’orgie, aux satires… ”

Il est vrai aussi que dans les sociétés maghrébines, le mot chanteur était synonyme de dépravé et d’être déclassé mais dans le cas de la chanson bédouine urbanisée, l’artiste mâle n’a pas à rougir de son statut : son titre de cheikh lui confère prestige, admiration et respect. Par contre, la cheikha, bien qu’on se délecte, en secret, de ses piques sulfureuses, est tenue pour une débauchée et une femme de petite vertu. Par la force des choses et les aléas de leur existence, loin d’être comme un fleuve tranquille, ce seront les cheikhate, comme le souligne Marie Virolle-Souibès dans son ouvrage intitulé Ray, côté femmes, qui vont créer “ la part la plus indisciplinée, la plus spontanée du ray. Exploitées, laissées pour compte plus encore parce que femmes (…), sans doute plus iconoclastes des canons de la poésie populaire classique qui était surtout affaire d’hommes, elles avaient tout à dire, beaucoup à inventer et peu à perdre dans un genre nouveau. ” Du reste, en se lançant dans la carrière artistique, les cheikhate jettent aux orties leur véritable identité en s’affublant de noms ou de sobriquets renvoyant à une appellation de ville, de quartier ou à une caractéristique physique. Sur les pochettes de disques, elles gardent l’anonymat et, à la place de leur portrait, les producteurs incrustent un paysage exotique (sapins ornant un flanc de montagne !) ou une créature — blonde en général — découpée dans un magazine. En représentation, elles opèrent dans l’obscurité, le visage dissimulé par une voilette ou un litham, escortées par leurs musiciens et leur berrah (crieur).

Ainsi que le note l’universitaire Hadj Miliani, “ ces cheikhate se produisent généralement dans des assemblées masculines et lors des fêtes communautaires qui suivent les moissons. Leur statut marginal sur le plan social et leur insertion perturbatrice dans la culture musicale, jusque-là vouée à la répétition de mélodies et de textes poétiques, leur assurent une notoriété sulfureuse ”.

Remitti est sans conteste la plus transgressive des cheikhate. Elle est également celle qui a instauré les bases thématiques du raï tel qu’il se perpétue aujourd’hui et l’artisan d’une technique “ poétique ” reposant sur un inventaire de mots incluant le jargon allusif sexuel des quartiers réservés (notamment du quartier-bordel “ village el-left ” de Sidi Bel-Abbès), l’accent tonique (traînant) de l’idiome campagnard et le registre des métaphores, des doubles sens et des clichés du malhûn.

Celle qui se définit elle-même comme une chanteuse pour nocturnes a eu un itinéraire d’enfant peu gâtée. Orpheline très tôt, elle s’installe à l’âge de vingt ans à Relizane, grand centre agricole, sous la protection de son saint-patron Sidi M’hamed Ben Ouda. Cette ville allongée sur une plaine est la patrie de certaines tribus qui participèrent au combat mené par l’émir Abdelkader contre les troupes françaises dirigées par le général Pélissier. Elle a vu naître également de grands cheikhs comme Belabbas et Mohamed Ouali (qui eut pour élève le fameux Abdelkader Bouras) et des cheikhate précurseurs (Aïcha, Yamina ou Zohra). Matériellement, comme dans tous les centres “ coloniaux ” en ces années 30, la situation devenait de plus en plus difficile pour les défavorisés. “ On grillait le grain de blé pour remplacer le café que l’on buvait avec du sirop. C’était l’époque où on s’habillait de matelas, où l’approvisionnement s’effectuait par des bons et où le Louis d’or équivalait à dix francs ”, raconte, émue, Remitti à Bouziane Daoudi de Libération. Elle ajoute : “ Quand la sirène sonnait, on fuyait dans les vignes et on se cachait dans les trous. ” A cette époque, elle va de quartier en quartier : “ J’étais comme possédée, j’allais parfois me reposer dans les sanctuaires ”, se souvient-elle. Quelquefois, elle fait la bonne pour des ménages français en échange d’un lit et de menue monnaie. Survient la Seconde Guerre mondiale et sa procession de misère, de disette et de désarroi complet. Remitti, en ces temps d’incertitudes graves, se raccroche à une troupe de musiciens h’madchi avec qui elle mène toujours la même vie de patachon. Protégée, nourrie et (très peu) rémunérée, elle envisage peu à peu se lancer dans une carrière d’auteur-interprète. A ce moment-là, de terribles épidémies se sont abattues sur le pays (Albert Camus l’a relaté dans La Peste, roman ayant pour cadre Oran), accentuant le sordide du quotidien, et Remitti s’inspirera de ce spectacle de la désolation pour improviser ses premiers vers. Tout son répertoire sera par la suite empreint de ce vécu. “ C’est le malheur qui m’a instruite. Les chansons me trottent dans la tête et moi je les retiens de mémoire. Pas besoin de papier et de stylo ”, aime-t-elle à répéter.

Sa rencontre avec le déjà célèbre Cheikh Mohamed Ould Ennems, qu’elle qualifie de “ champion de la gasba ”, sera déterminante.  C’est lui  qui l’introduit dans le milieu artistique en la faisant enregistrer à Radio Alger. Mais, ainsi qu’elle le prétend, la première fois où elle se fait remarquer, c’est au cours d’un de ces nombreux cérémonials — mixtes — qu’elle affecte à Sidi Abed, près de Oued Rhiou. Immortalisées par un chant de Cheikh Hamada, les réjouissances peu orthodoxes de Sidi Abed se déroulaient sous des tentes qui, chacune, proposait un artiste confirmé ou débutant — et le public payait entre 10 et 20 douros (50 centimes à 1 franc) pour assister au spectacle. Une femme remarque la voix rauque et persuasive de Remitti et lui propose de la présenter à un Français qui enregistrait des cheikhs. Du reste, le surnom de Remitti tire son origine d’un cérémonial raté à Sidi Abed. Ce jour-là, une pluie torrentielle empêche la représentation. Pendant que les militaires français démontent les tentes, Remitti, en compagnie de ses musiciens et des cheikhs Hamada et Bouras, court se réfugier dans une “ cantina ” pour y boire un café. L’apercevant et la reconnaissant, des clients l’accueillent avec enthousiasme. Flattée, elle offre une tournée mais, ne parlant pas la langue de Molière, elle se remémore un bout de chanson où elle disait : “ Remettez un panaché, Madame ” et le fredonne à la barmaid. La clientèle se mit à scander : “ Remitti, la chanteuse Remitti ! ” Depuis, elle porte ce patronyme comme un étendard et c’est sous ce nom de Cheikha Remettez Reliziania que sort, en 1952 chez Pathé, une rondelle de cire comportant trois titres : “ Gasmou Tiaret ”, “ Trig Tmouchent ” et “ Er-raï Er-raï ”. Elle est accompagnée à la gasba et au guellal par Habib et El Menouer. Mais c’est en 1954 qu’elle connaît son premier succès national avec “ Charrak Gattaa ” (Pathé), où d’aucuns voient une attaque en règle contre le tabou de la virginité. Quatre ans plus tard, “ El-Hmam ” et “ Debri Debri ” (Dounia) imposeront définitivement la fière descendante de la tribu berbère des Charguis comme la référence absolue. Mythe entre les mythes, on se l’arrache pour animer les fêtes de mariages et de circoncisions.

Il faut dire que Remitti, féministe à son corps défendant, a chanté à l’aube des années 40-50 la difficulté d’être femme et a introduit, en la détaillant, la notion de plaisir charnel. Mais son champ thématique ne s’arrête pas là. En auteur prodigieusement fécond, elle a exploré toutes les formes de l’amour, célébré l’amitié, tenté d’expliquer les noyades dans l’alcool, déploré l’obligation d’émigrer et tancé les moralistes. Elle a su également nous décrire la vie des nomades et des transhumants. Aucun sujet n’a échappé à la sagacité de la cheikha, y compris les outils modernes (le téléphone et le TGV). Amour, pain et fantaisie, éloge spirituel des spiritueux. Ses chants, pour qui sait décrypter entre les refrains et apprécier son ton mi-gouailleur, mi-véhément, nous apprennent l’attirance de la femme vers la lumière. Par son audace marinée dans l’humour ou le vitriol, Remitti a choqué bien des âmes puritaines. Elle qui avait osé chanter dans les cafés juifs, en pleine guerre de libération, une ode à l’émir Abdelkader, va subir, dès l’indépendance, les foudres de la censure du FLN. Le quotidien El Moudjahid ne cessera, sans la nommer, de s’en prendre à ce “ folklore perverti par le colonialisme ”.

Aujourd’hui, à plus de soixante-dix ans, se proclamant la “ Oum Kalthoum ” de l’Algérie, Remitti ne se satisfait qu’à moitié d’une consécration internationale. Dans son pays, elle est toujours interdite d’antenne et de salle de spectacles. Elle maugrée surtout contre les cheb qui l’ont “ pompée ” sans la créditer : “ Ces chanteurs qui balancent leurs chants comme des kleenex nous font du tort. Ils ressassent ce qu’on chantait avant eux. Mais le tamis va séparer le grain de l’ivraie ”, confie-t-elle à Libération. Récemment, pour donner le change, elle avait enregistré un disque rock-raï sous la houlette de Robert Fripp. La Hadja (elle a accomplit un pèlerinage à La Mecque en 1976), qui s’était produite en France une première fois en 1979, retourne régulièrement à Oran où elle a établi ses quartiers d’été. Elle ne boit ni ne fume depuis longtemps et vit encore dans une modeste chambre d’hôtel dans le 18e arrondissement de Paris. Un peu amère, elle constate tout de même que “ les autres cheikhate, leur visage s’est refroidi ; moi, après tant d’années et de chansons, la chandelle est encore allumée. ” Redécouverte par une nouvelle génération, Remitti, impressionnante sur scène comme ce fut le cas lors de sa prestation à l’lnstitut du monde arabe en février 1994, peut être perçue comme une visionnaire. Ses chansons, martelées depuis près d’un demi-siècle, n’ont jamais été aussi proches de la réalité immédiate de l’histoire de l’Algérie des années 90, années de tous les dangers. Pour les femmes surtout dont elle fut la porte-parole la plus audacieuse et la plus lucide.

Rabah Mezouane


  • Référence : 321.008
  • Ean : 794 881 602 728
  • Artiste principal : Cheikha Remitti (الشيخة ريميتي)
  • Année d’enregistrement : 1994
  • Année de fixation : 1999
  • Genre : Raï
  • Pays d’origine : Algérie
  • Ville d’enregistrement : Paris
  • Langue principale : Arabe
  • Compositeurs : Cheikha Remitti
  • Lyricists : Cheikha Remitti
  • Copyright : Institut du Monde Arabe