Seigneur Kanoun

Seigneur Kanoun

Imane Homsy

Le kanoun est traditionnellement voué à l’accompagnement du chant, dont il répète la phrase musicale, et se joue à deux doigts. Le voici sous un nouveau visage, celui de soliste-interprète-accompagnateur, à l’instar du chanteur ou de la chanteuse. Un kanoun « complet », en somme, magnifié par Imane Homsy et la technique à dix doigts dont elle est la créatrice, une technique génératrice d’ambiances et de couleurs nouvelles. Le kanoun occupe désormais une place à part entière dans l’orchestre arabe classique.


Tracklist

1Taqâssîm ꜤAjam Ushayrân/Improvisations dans le mode ꜤAjam Ushayrân – 2’37
2Al RabîꜤ/Le Printemps – 5’01
3Sara – 5’02
4SamâꜤî Suzdâl/Composition instrumentale dans le mode Suzdâl – 9’42
5Taqâssîm Rast/Improvisations dans le mode Rast – 4’01
6 – Entre maman et papa – 5’37
7 – Taqâssîm Nahawand/Improvisations dans le mode Nahawand – 6’27
8 – Yâ Layla/Ô Layla – 4’07
9Taqâssîm Bayâtî/Improvisations dans le mode Bayâtî – 5’51
10Serviko – 8’58
11 – Cycle de danses – 5’56


Interprètes et instruments

Imane Homsy (kanoun)
Antoine Khalie (violon)
« Craciun » (clarinette, clarinette basse)
Abboud El Saadi (basse)
Angela Hounanian (violoncelle)
Bassam Saleh (contrebasse)
Ali El Khatib (riqq)
Tony Anka (derbouka, katem)
Ibrahim Jaber (percussion)
Tania Saleh (chant)
Jawhara Elias (chant)
Jacky Succar (chœurs)
Rafka Fares (chœurs)
Habib Bassil (chœurs)
Patrick Alfa (chœurs)
Antoine Maalouf (chœurs)


À propos

Depuis l’aube de l’Histoire, le rôle et l’importance de la musique sont attestés dans toutes les sociétés humaines. Considérée par les Antiques comme une sorte de clé de toutes les sciences, la musique a discipliné et spiritualisé le temps, l’espace, la durée, le mouvement, le silence et le bruit. Elle a appris à la pierre, au fer, au silex, à l’argile, à l’os, à la corne, à l’ivoire, au cristal, à la corde, à la peau tendue et au bois qu’ils étaient doués de chant. 

La musique est partout, elle nous entoure et l’effet qu’elle produit sur nous est immédiat : le corps lui obéit et entre aussitôt en danse… Il y a en elle quelque chose de quotidien et quelque chose de magique. 

Chaque époque a eu sa musique et ses instruments. Des témoignages archéologiques d’époques et de nature différentes permettent d’affirmer que, dans le monde antique, la musique était omniprésente et accompagnait toutes les circonstances de la vie. Pas une cérémonie religieuse, pas une manifestation collective, pas un moment de dévotion qui n’eût ses musiciens attitrés. Leurs instruments nous sont connus grâce aux peintures rupestres, bas-reliefs, fresques, mosaïques, tablettes d’argile, textes et inscriptions (Livre des morts, Texte des pyramides), prières et hymnes de louange aux dieux, ainsi qu’aux outils trouvés dans les tombes (cimetière royal d’Ur, tombes égyptiennes), et apparaissent pour scander la vie religieuse et sociale. Ils ont connu un développement considérable aussi bien en Mésopotamie qu’en Egypte, chez les Hébreux que chez les Grecs. Et nombre des instruments en usage de nos jours ont été inventés et mis au point à cette époque ancienne. Parmi ceux-ci, des instruments à cordes (lyre, harpe, luth), à vent (flûte, trompette, shofar, aulos, cor, trompes en corne de bélier, chalumeau) et des percussions (cymbales, sistres, tambour sur cadre, tambourin).

Une telle diversité laisse supposer une grande attention aux timbres, chaque sonorité étant souvent associée à des situations particulières. Ce matériel sonore va se perfectionner au fil des siècles, depuis la lointaine Antiquité jusqu’à l’époque contemporaine : à tout moment, le monde est un chant, une mélodie chantée par ses différents instruments. Une relation étroite entre la musique et les matériaux utilisés à chaque époque aboutit à une collaboration intime entre l’artiste et l’artisan, le compositeur et le facteur d’instruments. 

Histoire du kanoun

Parmi d’autres, un instrument à cordes a parcouru ce cheminement pour accomplir son développement à travers l’Histoire : il s’agit du kanoun, très largement répandu depuis le début du xixe siècle dans les pays du Proche-Orient jusqu’en Turquie, en Grèce aujourd’hui, ainsi qu’en Afrique du Nord. Plusieurs théories s’affrontent concernant son origine, encore incertaine. 

Selon l’une d’elles, le kanoun remonterait aux anciens Grecs, peu de temps avant Pythagore  1; une deuxième théorie l’assimile à un instrument analogue de l’Inde ancienne en même temps qu’à une invention attribuée à Pythagore 2 ; une troisième lui attribue en même temps trois origines différentes : la harpe de l’Egypte ancienne, un instrument assyrien et le « monocorde » grec 3. Selon d’autres théories encore, il s’agirait d’une invention du philosophe arabe al-Farâbî – suivant la description qu’a donné ce dernier d’un instrument qu’il avait lui-même inventé 4 – ou, en contradiction avec toutes les sources précédemment citées, un instrument d’origine assyrienne : « … L’origine du kanoun est un instrument à cordes assyrien de forme rectangulaire, dont les cordes sont tendues parallèlement à la caisse sonore. Cet instrument datant du ixe siècle av. J.-C., c’est-à-dire l’époque assyrienne, a été nommé al-nuzha par les Arabes de l’époque abbasside. Je constate que le kanoun sous sa forme actuelle, c’est-à-dire trapézoïdale à angle droit, s’est beaucoup imprégné de l’al-nuzha assyrien et a pris – à une époque qu’il est encore impossible de préciser – sa forme actuelle, sans que l’al-nuzha ait changé de forme. Ce dernier a persisté parallèlement au kanoun en Orient et en Occident pour disparaître plus tard afin que le kanoun domine et s’épanouisse… L’époque préislamique ne nous a pas encore procuré de données archéologiques montrant le kanoun sous sa forme actuelle ; mais la plus ancienne époque mentionnant l’utilisation du kanoun sous cette forme est celle des Abbassides. Le kanoun est le dernier des instruments de musique à avoir été emprunté par l’Europe à l’Orient. Il est apparu en Europe au xie siècle ap. J.-C. et y a persisté durant les siècles suivants, mais son utilisation et son importance sont devenues minimes à cause de l’apparition et la propagation du piano à partir du xviie siècle.5 »

Quant à l’origine du mot kanoun, la majorité des références s’accorde sur sa provenance de l’arabe qânûn, terme issu lui-même du mot grec kanon qui veut dire « règle » ou « loi » : la présence du kanoun, que ce soit dans l’orchestre oriental ou dans sa version réduite qu’est le takht, est indispensable pour que cet ensemble soit « parfait ». Le kanoun est parvenu en Europe sous la dénomination de « canon » ou « micanon ».

L’instrument

Le kanoun appartient à la famille des cordophones. Sa caisse de résonance, faite de bois et d’une peau de poisson tendue, est un trapèze rectangle. Le côté oblique forme un angle d’environ 45 degrés par rapport à la grande base, l’autre côté étant perpendiculaire aux deux bases.

Les dimensions d’un kanoun « arabe » sont, pour la grande base, d’environ 97 cm à 100 cm, et pour la petite base, de 29,5 cm, la hauteur de ce trapèze rectangle étant de 43 ou 44 cm. Il est intéressant de mentionner que l’épaisseur de la caisse du côté de la petite base est de 4 cm, alors qu’elle est de 5 cm du côté de la grande base. Les dimensions du kanoun joué en Turquie, en Grèce et en Arménie sont, pour la grande base, d’environ 87 cm, pour la petite base de 26 cm, la hauteur du trapèze rectangle étant de 42 cm. L’épaisseur de la caisse est partout de 4,5 cm.

Voici une description de l’instrument 6 : « … Soixante-douze à soixante-dix-huit cordes (sur le modèle égyptien) de boyau, en nylon ou métalliques – groupées par trois, accordées à l’unisson – sont tendues parallèlement sur cette caisse : elles partent du côté droit de l’instrument, et passent sur un chevalet fixé sur cinq courroies de peau rectangulaires, tendues sur la caisse ; elles aboutissent aux chevilles implantées sur l’autre bord (vingt-six séries de chevilles, chacune en comportant trois) ; elles sont donc de longueurs dégressives. Près du chevillier, et dans toute sa longueur, des plaquettes – touches pliantes – en cuivre ou en métal sont placées sous chaque groupe de cordes ; on utilise, sur certains modèles, un dispositif de clefs. Le kanoun, en effet, est accordé dans la gamme diatonique : les plaquettes – ou les clefs – permettent de hausser ou de baisser les cordes d’un quart de ton. Le kanoun se pose horizontalement sur les genoux, parfois à même le sol et, de plus en plus souvent, sur une table ; la grande base du trapèze est en regard de l’exécutant. »

Les cordes sont pincées à l’aide d’onglets, ou plectres, fabriqués en corne de buffle, utilisés surtout par les kanounistes arabes, ou en écaille de tortue, utilisés surtout par les kanounistes grecs, turcs et arméniens.

Deux larges anneaux de métal (cuivre, acier, or, argent, acier inoxydable, aluminium…) couvrant la première phalange, passés aux deux index, permettent de fixer ces onglets, que l’on glisse entre l’anneau et la face intérieure de l’index. Il apparaît que l’utilisation de ces anneaux n’existait pas au Moyen Âge, ni en Occident ni en Orient. Plusieurs découvertes archéologiques et des dessins ornant des poteries européennes indiquent que le jeu du kanoun se faisait avec les doigts, sans plectre, parfois avec un onglet semblable à celui du cûd/luth 7. De même, concernant les petites plaquettes en métal situées sous les cordes, ou mandal-s, il s’agit d’une invention récente : il y a un siècle encore, on accordait l’instrument sur le maqâm (mode musical) voulu et, au moment d’un changement de tonalité ou d’une modulation, le kanouniste pressait les cordes de son pouce gauche, selon une technique encore utilisée aujourd’hui, dite cafeq en langue parlée.

Traditionnellement, les deux mains jouent ensemble et en même temps la mélodie, chaque main sur un registre séparé d’une octave. D’ordinaire, la main gauche joue à une octave inférieure à celle de la main droite. Parfois, les mains jouent en alternance sur un même registre ou sur deux octaves. Cette diversité dans la technique de jeu est très caractéristique du kanoun.

L’instrument, à la sonorité claire, piquante et douce à la fois, possède un timbre assez particulier, une personnalité aisément identifiable. La diversité du jeu permet d’atteindre à un niveau très élevé de virtuosité et de professionnalisme.

Voué à l’exécution de la musique savante traditionnelle arabe, le kanoun y joue plusieurs rôles. Il peut être « soliste » ; s’intégrer dans un orchestre ou ensemble, où son timbre et la caractéristique de son jeu le met en évidence et où, à son tour, il apporte un cachet essentiel ; il est indispensable dans le takht oriental pour « accomplir le tableau » ; il accompagne le chant classique arabe, répète fidèlement les improvisations vocales du chanteur dans le muwâl et le layâlî, et surtout, le kanouniste peut lui-même interpréter des taqsîm-s, un art de l’improvisation à travers lequel il est susceptible d’extérioriser chez l’auditeur des sentiments prégnants, d’induire le fameux tarab, notion intraduisible qui se situe entre l’émoi musical et l’euphorie.

Soliste, cœur battant d’un orchestre, fidèle interprète, authentique, capable et courageux, le kanoun est un vrai seigneur.

Cordes et caisse de résonance : le cœur et l’âme du kanoun

Le cœur du kanoun et des instruments apparentés, la source d’où jaillit le flot acoustique qui est la vie même de la musique, c’est la corde que l’on fait vibrer.

A l’origine, toutes les cordes étaient faites en boyaux de mouton (les mauvaises langues disaient qu’il s’agissait de boyaux de chat pour expliquer les grincements de certains violonistes peu doués). Depuis un siècle environ, les cordes du kanoun sont en nylon et, pour les sons graves, en fil d’acier roulé sur du fil en soie, matériaux beaucoup plus solides et surtout bien plus faciles à accorder.

Le pincement des cordes est à l’origine de la provocation des vibrations mais pas de la création du son. Si l’on fixe un fil de fer sur une tige métallique incurvée, sans corps ni base qui puisse vibrer, et qu’on le pince avec le doigt, on n’obtient pratiquement aucun son audible : c’est que le fil est trop mince pour ébranler l’air de manière à créer une onde sonore suffisamment forte. Si l’on tend entre ses mains un morceau de grosse ficelle et qu’on le gratte d’un doigt, on n’obtient qu’un son très faible ; en revanche, si l’on appuie une extrémité de la ficelle sur le bord d’une planche mince, on « fabrique » un instrument à corde élémentaire qui donne un son (provenant de la planche) bien plus fort.

Ainsi, le son du kanoun est émis non par les cordes ou les pincements, mais par la caisse de résonance. Le contact entre les cordes et la table du kanoun se fait par le chevalet de bois, dont le sommet est fait d’ivoire, judicieusement travaillé afin de filtrer le son transmis par les vibrations. Pour produire des sons puissants, la table du kanoun doit satisfaire à trois conditions : elle doit être solide, assez légère pour être facilement mise en vibration et assez grande pour animer beaucoup d’air quand elle vibre. L’essence la plus utilisée dans sa fabrication est celle du noyer.

Le phénomène de l’émission du son s’explique ainsi :

Le kanoun est essentiellement un ensemble de cordes montées sur une caisse de bois (comprenant une peau de poisson tendue au-dessous du chevalet), contenant un volume d’air presque clos. Un peu de l’énergie produite par les vibrations engendrées par le pincement des cordes est transféré à la caisse et au volume d’air – qui vibrent à la même fréquence que les cordes – grâce au chevalet qui transmet ces vibrations à la peau de poisson tendue au-dessous de lui, laquelle les transmet à son tour à l’intérieur de la caisse en faisant vibrer l’air et en même temps fonctionne comme un amplificateur du son. A l’intérieur du kanoun, la chambre d’air, ou cavité résonnante, communique directement avec l’extérieur au moyen des ouïes creusées sur le dessus de l’instrument. Les vibrations de l’air de la caisse se communiquent à l’air situé entre l’instrument et l’auditeur, jusqu’à parvenir finalement à ses oreilles.

La structure du bois elle-même a des fréquences de résonance naturelles selon lesquelles elle a tendance à vibrer plus intensément. De la coïncidence d’une telle fréquence dans le bois avec la fréquence d’un harmonique de la corde résulte un transfert d’énergie accru de la corde à la caisse et une amplification correspondante plus grande de cette note particulière.

Le pincement qui engendre tout ce phénomène physique, cœur du kanoun, insuffle donc la vie à la caisse de résonance, âme de ce seigneur qui nous transporte ailleurs, pour nous enchanter et nous laisser promener nos rêves dans les étoiles. Tel est ce qu’éprouva cheikh Badr-Eddîn ibn al-Shahîd al-Dimashqî (m. 1397) quand il entendit un kanouniste jouer et laissa éclater son enchantement dans ce court poème 8 :

« Il chanta sur le kanoun sans cesse
Il fit vibrer le monde à l’ivresse
Il guérit des cœurs de la détresse
Ces cœurs battent de tendresse
Les arpèges les transportent aux cieux
Et d’admiration ils criaient : du kanoun tu es le dieu. »


Notes

1 Salim El Helou, La Musique théorique, ed. Manshûrât Dâr Maktabat al-Hayât, Beyrouth/Liban, 1961, p. 169.
2 François-René Tranchefort, Les Instruments de musique dans le monde, tome 1, Editions du Seuil, 1980, p. 243.
3 Mahmoud Ahmet El Hefni, Le Savoir des instruments de musique, ed. Al-Hay’a al-Masriyya al-cÂmma lil-Kitâb, 1987, p. 47.
4 Al-Farâbî, Kitâb al-Mûsîqâ al-kabîr, « Our Heritage » : The Arab Writers Publishers & Printers, Le Caire/Egypte, 1967, p. 481.
5 Soubhi Anwar Rachid, Les Instruments de musique accompagnant le maqâm irakien, Al-Jumhûriyya al-cIrâqiyya – Wazârat ath-Thaqâfa wal Iclâm – Dâ’irat al-Funûn al-Mûsiqiyya, ed. Al-Lajna al-Wataniyya al-cIrâqiyya lil-Mûsîqa – Matbacat al-cImâl al-Markaziyya, Bagdad/Irak, 1989, p. 79.
6 François-René Tranchefort, op. cit., p. 244.
7 Mona Senjekdar Chearany, Histoire de la musique arabe et de ses instruments, coll. Silsilat al-Kutub al-cIlmiyya 1, Machad al-Inmâ’ al-cArabî, Beyrouth/Liban, 1987, p. 55.
8 Traduit de l’arabe par Dr. Georges Hage et le poète Nassib Noujaim.


Entretien avec Imane Homsy

À l’occasion du lancement de votre premier disque, comment décririez-vous votre cheminement musical ? Quels sont les facteurs qui vous ont déterminée à choisir le kanoun, et les moments clés de votre histoire avec cet instrument ?
Avant toute chose, c’est l’encouragement prodigué par mes parents qui a été la pierre angulaire de mon cheminement musical. L’amour qu’ils éprouvaient pour la musique a marqué la famille tout entière d’un cachet particulier. Mes souvenirs d’enfance les plus vivaces sont ceux de mes deux sœurs aînées – qui étaient inscrites dans des cours privés – en train de s’entraîner au piano pour bien savoir leurs leçons. En outre, elles s’essayaient, assistées par un professeur spécialiste, à la musique byzantine. 

Sur cette ambiance familiale d’une grande richesse musicale est venu se greffer l’accompagnement de mon professeur de kanoun, Muhammad al-Sabsabî, à qui je suis redevable à bien des égards. En effet, c’est lui qui m’a poussée, dès mon plus jeune âge, à m’attacher au kanoun et à l’aimer, non seulement en tant qu’instrument de musique, mais aussi en tant que compagnon de route. On m’inscrivit au Conservatoire national supérieur de Beyrouth à l’âge de sept ans. Le choix du kanoun était celui de mes parents, encouragés par al-Sabsabî. Cependant, je n’ai pas tardé à faire mienne cette décision. Et je me souviens très bien qu’à sept ans, ce n’est pas avec une peluche que je jouais et que je dormais, mais avec mon kanoun ! C’est une histoire d’amour, en somme, l’histoire d’un bourgeon qui n’a pas mis trop de temps à éclore. Celle d’une petite fille qui allait à l’école tout en sachant que, après les études du soir, un ami l’attendait. Le kanoun s’est également avéré être un refuge, un compagnon fidèle, un miroir reflétant avec transparence mes pensées et mes sentiments. De sorte que si un jour je ne m’exerce pas, je sens que quelque chose me manque. L’amour est le facteur majeur qui me pousse à persister. Tout autre facteur me semble secondaire.

Le premier moment clé de cette histoire d’amour avec le kanoun a été ma participation, à l’âge de douze ans, en qualité d’amateur, à un programme de Télé-Liban. Je trouve très émouvant que, dix ans plus tard, j’aie fait partie de l’orchestre du même programme. Pendant plusieurs années, j’ai travaillé avec des orchestres à la télévision et enseigné au Conservatoire national supérieur de Beyrouth. L’enseignement m’a beaucoup apporté en dépit de la fatigue qui accompagne ce genre de travail, à ne pas oublier la responsabilité envers soi-même, l’instrument et les étudiants.

Autre période clé qui m’a profondément imprégnée et dont les bons souvenirs personnels et professionnels sont gravés dans ma mémoire : ma collaboration avec l’ensemble grec En Chordais ainsi que ma participation au projet de l’Union européenne Medimuses, reposant sur l’échange et la communication entre les différentes cultures. Cette expérience s’est révélée fort enrichissante. Pendant cinq ans, nous avons organisé des master class et des concerts. Dans ce cadre, il importe de mentionner la Rencontre internationale pour le kanoun (International Kanoun Meeting) qui a eu lieu en décembre 2003 à Beyrouth.

La participation à des enregistrements et à des concerts de compositeurs libanais et arabes fait toujours partie intégrante de mon quotidien. A ce titre, le fait de jouer depuis plusieurs années dans l’orchestre de Fayrouz revêt une importance particulière. A chaque fois qu’elle monte sur scène et que s’élève sa voix angélique, je me sens en plein rêve ; joie et peur se mêlent en moi : joie que mon kanoun participe à l’événement, peur de la responsabilité envers cette grande artiste et la musique qu’elle interprète. 

Outre votre milieu familial, c’est surtout votre maître de kanoun qui a le plus influencé votre démarche et vos options musicales. Quelles sont les principales caractéristiques de sa méthode ?
J’ai assurément de la chance d’avoir été initiée au kanoun par Muhammad al-Sabsabî, qui aura marqué ma formation musicale de son empreinte depuis mon premier cours jusqu’à l’obtention de mon diplôme. De plus, al-Sabsabî a accompagné mon enfance, mon adolescence et mon entrée dans la maturité comme l’aurait fait un père avec sa propre fille. Il avait lui-même été introduit au kanoun par un maître égyptien, Emile Angelil, qui lui avait conseillé de fréquenter le Conservatoire de Beyrouth. Or, à cette époque-là, il n’y avait pas de professeur de kanoun au Conservatoire. Aussi al-Sabsabî fut-il obligé d’apprendre la musique auprès du professeur de oud, Jurj Farah, et de transposer ses connaissances musicales sur le kanoun. En 1945, al-Sabsabî obtint son diplôme au Conservatoire national supérieur de Beyrouth et y devint ipso facto le premier professeur de kanoun. La méthode qu’il se mit à enseigner est celle qu’on lui avait transmise, à savoir la méthode dite « arabe ». Et ceux de ses étudiants qui sont devenus professeurs enseignent, à leur tour, le kanoun « arabe ». Muhammad al-Sabsabî était honnête dans son travail, exigeant et sérieux. Je dois beaucoup à son professionnalisme qui, en me plaçant sur la bonne voie, m’a permis de m’épanouir en toute liberté. Ses qualités font de lui un maître du kanoun que je respecte et apprécie tant au niveau professionnel que personnel. 

Quelles sont les différences majeures entre l’école arabe et l’école turque concernant le kanoun ?
La première réside dans l’instrument lui-même : la caisse de résonance du kanoun arabe est plus grande que celle de l’instrument turc, ce qui entraîne une différence non négligeable de caractère du son produit. La deuxième se situe au niveau de l’interprétation musicale. Un jour, un joueur de kanoun turc m’a expliqué que sur son instrument, on interprète les phrases musicales de la même manière que le ferait un chanteur. Or, la même observation pourrait s’appliquer au kanoun arabe. Il en résulte une différence dans le style du « chant », dans la manière de l’interpréter. Cette différence de « déchiffrement » de la phrase musicale ainsi que celle de la réception et de l’actualisation du répertoire conduisent logiquement à une différence d’interprétation, d’où la différence dans la technique du jeu. 

Un des temps forts de votre disque réside dans la nouvelle technique, dite à dix doigts, que vous avez vous-même élaborée et perfectionnée. Comment rendre compte de la genèse de cette technique ?
Le kanoun est un instrument à cordes qui se joue traditionnellement de deux doigts. Or, en interprétant au kanoun des morceaux empruntés au répertoire occidental classique, j’ai constaté qu’un élargissement du nombre des plectres était susceptible d’ouvrir de nouvelles dimensions d’interprétation. A un premier stade, je me suis contentée d’ajouter des plectres au majeur et au pouce de chaque main. Mais à force de travailler Czerny et Schumann, six doigts se sont avérés insuffisants. Alors j’ai fini par ajouter deux plectres supplémentaires aux annulaires. Les deux auriculaires s’acquittent de la tâche de pincer les cordes sans plectre afin d’obtenir une couleur de son différente, qui découle du contact direct avec la chair. Selon cette nouvelle technique, les deux mains jouent ensemble sur différents registres. Mais faute de disposer de morceaux écrits pour le kanoun « à dix doigts », une étude en soi pour le doigté s’avère indispensable. 

Le kanoun est un instrument arabe traditionnel qui fait partie intégrante du takht oriental. Quelles sont les pistes qu’ouvre à cet instrument la nouvelle technique à dix doigts ?
Tout d’abord, je tiens à souligner que le kanoun est, à mon sens, indispensable pour accomplir le takht. Ce dernier serait « imparfait », si le qanoun n’y figurait pas. Mais par-delà cette présence « naturelle », la technique à dix doigts est génératrice de nouvelles ambiances et couleurs, d’où une nouvelle manière d’accompagner le chant qui diffère de l’accompagnement traditionnel – où le kanoun joue la même phrase musicale que celle qu’exécute le chanteur – : l’instrument peut produire des accords, des phrases en contre-chant, en harmonie, etc., en se servant de tout le potentiel polyphonique. Il va de soi que, dans ce cadre, les solos, le répertoire d’un concert, les compositions sont tous étudiés suivant la nouvelle ambiance et les nouveaux horizons que la technique à dix doigts rend possibles. Pour moi, cette technique vient ajouter à un tableau bien cadré des couleurs vives et des contrastes et m’entraîne dans une passionnante aventure en matière de composition et d’interprétation. Aujourd’hui, je ne saurais imaginer son aboutissement parce qu’au cours de chaque exercice, de chaque répétition, de chaque composition, elle me fait découvrir des choses nouvelles. Et s’il est vrai qu’elle a pris forme grâce au besoin que nécessitait le jeu du répertoire occidental classique, elle continue de s’épanouir dans son adaptation au répertoire arabe classique. 

Passons au choix musical. Le disque présente un répertoire varié et se propose de conjuguer traditionnel et moderne, instrumental et chanté. Comment s’est fait votre sélection ?
Mon choix a essentiellement été guidé par la volonté de communiquer avec le plus grand nombre possible d’auditeurs et de leur présenter le kanoun sous toutes ses potentialités. En effet, avec cet instrument, on peut aussi bien interpréter un répertoire traditionnel que moderne, instrumental que d’accompagnement du chant ; il est à même d’inspirer l’admiration aussi bien en tant que soliste que comme membre essentiel d’un orchestre ou d’un ensemble. Avec ce disque, j’ai voulu répondre aux exigences d’un public possédant plusieurs points de vue en mettant en évidence les diverses « constellations », pour ainsi dire, dans lesquelles le kanoun peut se situer et la multitude de mondes et d’images qu’il peut faire naître. Le choix de certains morceaux a été plus particulièrement dicté par des facteurs personnels : « Sara »,par exemple, qui est dédié à ma fille aînée, ou «« Al Rabîc » , hommage à son compositeur Muhammad al-Sabsabî. Par ailleurs, dans cet album, on pourra découvrir certaines pièces interprétées à deux, et d’autres à dix doigts. Dans le deuxième cas l’enregistrement a bien été réalisé en direct, que l’auditeur ne s’imagine pas que les deux mains ont pas été enregistrées à tour de rôle et mixées par la suite ! Ce que l’on entend peut être joué en live. D’ailleurs, c’est ce que je présente dans mes concerts.

Quel est le message de votre disque ?
Je veux que le plus grand public possible puisse faire connaissance avec le kanoun et en apprécier le charme et la profondeur d’expression. Le kanoun est digne d’être reconnu et admiré. Mon message, c’est le kanoun lui-même. Je lui suis redevable et je veux me mettre à son service.

Après la collaboration avec des musiciens et des chanteurs renommés, la réalisation de remarquables projets méditerranéens et internationaux ainsi que le lancement de ce premier disque, quels sont vos projets futurs ?
Ils s’articulent autour du kanoun, bien sûr ! Je suis en train de réaliser une méthode pour cet instrument qui sera dédoublée d’une méthode pour la technique à dix doigts. Et j’ai en préparation un nouveau disque ainsi que de nouvelles compositions et arrangements. 

Interview réalisée par Dr. Assaad Elias Kattan, professeur de théologie orthodoxe


Détails des enregistrements

1- Taqâssîm cAjam Ushayrân/Improvisations dans le mode cAjam Ushayrân – 2’37
Maqâm/mode : cAjam Ushayrân/Si bémol majeur ; technique « traditionnelle »

2- Al Rabîc/Le Printemps – 5’01
En hommage à monsieur Muhammad al-Sabsabî, mon très cher professeur de kanoun, qui m’a toujours entouré de sa bienveillance et dont la passion pour la persévérance dans la musique m’accompagnera toujours.
Maqâm/mode : cAjam Ushayrân/Si bémol Majeur ; technique des dix doigts

3- Sara – 5’02
Ce morceau est divisé en trois parties suivant l’ordre (A, B, A). Le thème (A) est une mélodie que je chantais à ma fille Sara, ma « petite étoile », pour l’aider à dormir. Cette berceuse spontanée, file avec simplicité pour enchaîner le deuxième thème (B). Ce dernier, composé suivant le rythme du Samâcî Thaqîl (10/8), représente mes sentiments envers ma fille, adorable petite créature … La troisième partie est un retour au thème (A), mais cette fois ci avec une harmonie plus riche et plus élaborée.
Maqâm/mode : (A) Do Majeur, (B) Sol Majeur, (A) Do Majeur; technique des dix doigts

4- Samâcî Suzdâl/Composition instrumentale dans le mode Suzdâl – 9’42
Maqâm/mode : Suzdâl/La ; technique des dix doigts

5- Taqâssîm Rast/Improvisations dans le mode Rast – 4’01
Maqâm/mode : Rast en Do ; technique « traditionnelle »

6- Entre maman et papa/Between Mom and Dad – 5’37
Cette musique raconte un scénario familial dominical :
– Maman, dans la cuisine, appelle Papa : « Yâ Rizkallah… »
– Papa, comme d’habitude, n’entend pas… (Il lit son journal sur le balcon !!)
– Maman, l’appelle encore et cette fois-ci hausse le ton : « Yâ Rizkallah… »
– Papa entend l’écho. Il rentre et se livre à un dialogue avec ma mère ; parfois il entonne un monologue pour contrer celui de ma mère ; parfois, tout simplement, il se lance dans un discours d’amour.
Maqâm/mode : Nahawand en Do/Do mineur ; technique : « Traditionnelle »

7- Taqâssîm Nahawand/Improvisations dans le mode Nahawand – 6’27
Et le scénario continue … ce qu’il y a entre mon père et ma mère est éternel. Tous les instruments se taisent, le violon se repose sur une même note pour donner la parole au kanoun qui annoncera son dernier mot : évasion, rêverie, passion … à l’infini …
Maqâm/mode: Nahawand en Do/Do mineur ; technique « traditionnelle »

8- Yâ Layla/Ô Layla – 4’07
Traditionnellement le kanoun accompagne le chant en reprenant la même mélodie. Penser l’accompagnement autrement, pour donner au kanoun une place à part entière dans l’orchestre arabe classique, a contribué à la genèse de la technique des dix doigts. A l’instar du chanteur ou de la chanteuse, le kanoun devient complet dans son nouveau rôle de « soliste-interprète-accompagnateur ». Cet arrangement a été conçu pour permettre au kanouniste de rêver de nouveaux horizons, d’élargir les capacités de jeu de son instrument, voire de devenir un kanouniste « sans frontières ».
Maqâm/mode : Hijaz en La ; technique des dix doigt

9- Taqâssîm Bayâtî/Improvisations dans le mode Bayâtî – 5’51
Maqâm/mode : Bayati en Ré ; technique « traditionnelle »

10- Serviko – 8’58
Maqâm : Hijaz en Ré ; technique « traditionnelle » et des dix doigts

11- Cycle de danses – 5’56
Maqâm/mode : Hijâz en Sol ; technique : « traditionnelle »


  • Référence : 321.085
  • Ean : 794 881 890 521
  • Artiste principal : Imane Homsy (إيمان حُمصي)
  • Année d’enregistrement : 2006
  • Année de fixation : 2008
  • Genre : Musique du monde
  • Pays d’origine : Liban
  • Ville d’enregistrement : Paris
  • Langue principale : Arabe
  • Compositeurs : Imane Homsy ; Muhammad al-Sabsabî ; Salim El Helou ; Zaki Nassif ; Musique traditionnelle
  • Lyricists : Zaki Nassif ; Musique traditionnelle
  • Copyright : Institut du Monde Arabe