Chants d’allégresse

Les Femmes de Tétouan

Au XIIe siècle, on se rendait souvent à Séville pour recruter des musiciennes tant leur renommée était grande et leur virtuosité unanimement louée. Le fait a été occulté par la suite, quand l’art arabo-andalou est devenu l’apanage des seuls hommes. C’est, en partie, pour rappeler le souvenir d’une époque où elles enflammaient les palais que l’ensemble Ikhlas a vu le jour.

Fondée en 1989, par Wafae Laasri, diplômée du conservatoire de Tétouan, la formation s’appuie sur un répertoire mêlant chansons populaires aux rythmes très vifs et aux mélodies grisantes, dont certaines ont pour auteur le maître Abdessadek Chekkara, et patrimoine andalou dans ce qu’il a de plus raffiné. Le timbre de la voix féminine dans le style âla n’étant pas familier, il tisse un voile sonore à l’opposé de celui des hommes, dont la caractéristique est de scander en puissance les poèmes.


Tracklist

1- Ya bent bledi/Fille de mon pays – 9’30
2- Kif na’mal ma nebkich/Comment ne pas pleurer – 5’16
3- Laghram mana’ wa s’ib/La difficulté d’aimer – 9’08
4- Laghram ma’andou dwa/L’amour n’a pas de remède – 7’44
5- A l’ouchaq fnît ana/Je me meurs – 16’33
6- Laghram bayen fiyya/Follement amoureuse – 9’47
7- Al mout ba-ddra’/Mourir d’aimer – 5’33
8- Lahbiba aw jarrahtini/Mon aimé, tu m’as blessée – 9’49


Interprètes et instruments

Wafae Laasri (direction, chant, violon)
Mustapha Laasri (chœur et violon)
Fathia Laasri, Naïma Laasri, Hisham
Zubeiri (chœur et luth)
Touria El Zaroualy, Meriem Oulas Benali, Amina Elhri (chœur et bendir)


A propos

Les femmes et la musique

Autrefois, la femme marocaine qui optait pour une carrière artistique se tournait plutôt vers le chant ou la danse et, accessoirement, vers les percussions. Par contre, elle ne touchait presque pas aux instruments mélodiques, à l’exception notable de la harpe du Sahara, dite ardil, ou d’un petit luth à deux cordes nommé swisdi. Dans ce paysage, une mention spéciale doit être attribuée aux femmes instrumentistes de Tétouan qui constituent un cas spécifique de pratique musicale et un exemple quasi unique d’orchestre féminin au Maroc.

Ces femmes, qui tenaient leur métier d’une tradition familiale ou de certaines conditions particulières, ne l’ont pas toujours fait à partir d’un libre choix artistique. Pourtant, elles jouissent d’un respect dans la société qui n’a d’égal que celui porté aux anciennes musiciennes de l’Andalousie médiévale.

En effet, la brillante civilisation andalouse, dont on connaît les femmes chanteuses et poétesses sous le nom de qiyyan (pluriel : qayna), reste la meilleure des références pour nos musiciennes d’aujourd’hui. Mais, à la différence de leurs ancêtres, les qayna modernes évoluent dans un autre contexte et pour d’autres fonctions, c’est-à-dire en dehors des harems traditionnels. Et si, dans d’autres régions du Maroc, les femmes musiciennes ne bénéficiaient pas d’autant d’estime, c’est parce que les rares femmes qui chantaient en public jusqu’à la décennie soixante, étaient généralement des chikhat (chanteuses professionnelles) que le public associe au divertissement dans toutes ses dimensions et formes, et taxe de mœurs légères.

Depuis les années soixante, les filles fréquentent les écoles de musique et les associations, et on assiste de plus en plus à l’investissement de la musique instrumentale par la femme marocaine. Néanmoins, c’est dans des genres déjà valorisés par la société que la femme se présente en instrumentiste (concerts culturels de musique traditionnelle d’art, récitals de piano, participation à l’orchestre philharmonique). Elles s’excluent elles-mêmes des fêtes ouvertes et d’un certain professionnalisme dévalorisant.

Une particularité tétouanaise

Les orchestres féminins de Tétouan sont, d’ailleurs, moins le signe d’une ouverture de cette société traditionnelle que la réponse à un besoin féminin de divertissement dans l’intimité des demeures privées. Et si, dans les harems andalous, on avait recours aux musiciens aveugles pour divertir les femmes, aujourd’hui, ces dernières, conservatrices mais bonnes vivantes, tiennent à organiser pour elles-mêmes des soirées qui ne peuvent être animées que par leurs congénères musiciennes.

Celles-ci, qui se présentent parées de leurs vêtements traditionnels et de leurs bijoux, ont hérité leur répertoire de tout un environnement culturel qui, depuis des siècles, entoure la prestigieuse ville blanche de Tétouan. Au corpus de la musique andalouse, viennent s’ajouter des influences contradictoires comme la taqtouqa jabaliya, le gharnati, le chant soufi des fqirat, les barwala du cheikh al-Harrak, mais aussi des productions récentes, comme celles du défunt artiste Abdessadek Chekkara.

Se référant autant à ce maître qu’à Mennana l-Kharraz, célèbre chanteuse des années soixante, chaque orchestre constitue son propre répertoire. Du point de vue organisation instrumentale (violons, luth, percussions…), rien ne différencie un orchestre féminin de son vis-à-vis masculin, si ce n’est l’absence du rebab (vièle).

Le répertoire

Le répertoire chanté de l’orchestre féminin de Tétouan est, en général, de deux sortes : des chants populaires de la région Nord, et des extraits de la nouba andalouse.

Quand il s’agissait d’interpréter de la musique andalouse, c’est tout le collectif qui chantait ; en revanche, dans les airs populaires, c’est le principe de l’alternance entre la soliste et le chœur, relayés périodiquement par des réponses instrumentales.

Le récital débute toujours par un taqsîm (solo instrumental de mesure libre, non accompagné de percussion) qui installe les musiciennes et le public dans l’atmosphère du mode musical ; ensuite les chants se succèdent dans un mouvement progressivement accéléré qui peut parfois aboutir à une séance d’invitation à la danse.

Plusieurs influences se font donc sentir, et notamment celles de la musique andalouse, de la taqtouqa jabaliya, du gharnati et, par extension, tous les genres secondaires qui gravitent autour des trois genres principaux (le malhoun, le hawzi, la qçida, la barwala, le gubbahi, la aïta jabaliya, etc…)

Les chants populaires sont conçus en distiques ou en quatrains relativement indépendants et dont l’agencement libre n’est commandé que par les exigences de la métrique et de la rime.

Parmi une dizaine d’orchestres féminins à Tétouan, l’ensemble Ikhlas (terme arabe pour le dévouement), dirigé par Wafae Laasri, est, de loin, par ses qualités de jeu et la subtilité de son répertoire, le plus sollicité tant au Maroc qu’à l’étranger.

Ahmed Aydoun, musicologue

L’école des femmes cantatrices

Les premiers enregistrements d’ensembles féminins marocains datent des années quarante. Toutefois, la constitution d’orchestres de femmes, se produisant dans des soirées familiales, remonte au 19ème siècle. A Tétouan, le conservatoire, créé en 1940, aidera à la formation de toute une génération de cantatrices. Abdessadek Chekkara (m. 1998), maître absolu et créateur du nouveau style d’exécution de la chanson populaire, évoquait avec beaucoup de respect le nom de Mennana l-Kharraz, femme qu’il reconnaissait comme étant son inspiratrice dans cet art. On conserve des enregistrements de quelques uns de ses titres à succès comme Ma zayn da nhar l-youm (Qu’elle est belle cette journée !) et Ya Layamni F’lîti (Oh ! celui qui me reproche ma passion). Alia Al-Mjahed, autre chanteuse de renommée, a également participé à quelques enregistrements de Chekkara. Par ailleurs, l’interprète, Zohra Bttiwa, a prêté sa voix à plusieurs enregistrements du maître tangérois, Muhammed Ben Larbi Temsamani.

Dans les années soixante, l’Espagnole Clara, professeur de danse au conservatoire de Tétouan, crée une chorégraphie originale pour accompagner quelques chansons populaires citadines exécutées avec la transparente voix de Chekkara. Avec une esthétique différente, elle procède à la réhabilitation de la danse classique andalou-maghrébine en utilisant le répertoire de la âla.

A la même époque, Abdessadek Chekkara enregistre, sur 45T, avec la chorale féminine du conservatoire, la fameuse chanson Chamsou laâchia (Le coucher du soleil), dans le mode san’a. Elle connaîtra une grande diffusion et participera à l’édification d’une image nouvelle et positive d’un Maroc assoiffé de modernisme. La liste des cantatrices de Tétouan est longue et constitue une richesse musicale d’une valeur inestimable.

Tradition et modernisme

Dans les grandes villes, à partir des années quatre-vingt, les familles commencent à tolérer le mélange des sexes et à accepter les orchestres d’hommes même pour des fêtes réservées aux femmes. Ceci va jouer un rôle important dans le choix des répertoires. Les femmes penchent vers des rythmes vifs et dansants et ne tolèrent point les séquences longues et fastidieuses de la âla. Conséquence logique : on demande aux formations traditionnelles de faire des concessions et d’introduire les chants populaires citadins.

La séance musicale d’une formation féminine s’ouvrait souvent avec le répertoire de la âla ou un panégyrique. Puis, juste après, venait le mawwal, pour installer le mode (tab’) de la pièce qui suit. Le tout se base sur un dialogue entre la voix solo et les instruments et utilise un mode bien déterminé. Ensuite, on peut interpréter une seule chanson ou un enchaînement de diverses chansons, généralement dans le même mode. Comme on peut interpréter un chant dans un mode donné et le transposer dans un mode différent durant la même prestation.

Autre artifice : on transpose le même air un ton plus haut et, spontanément, la nouvelle sonorité, plus aiguë, rafraîchit les sensations ayant tendance à s’endormir. Toutes ces combinaisons servent à rompre la monotonie qui s’installe quand le poème est long et la monodie répétitive. Après le chant, la réponse instrumentale donne la possibilité aux instrumentistes de jouer le même morceau en l’enrichissant de fioritures.

Omar Métioui, musicien et musicologue


  • Référence : 321.042
  • Ean : 794 881 707 324
  • Artiste principal : Les Femmes de Tétouan
  • Année d’enregistrement : 2000
  • Année de fixation : 2002
  • Genre : Musique populaire
  • Pays d’origine : Maroc
  • Ville d’enregistrement : Paris
  • Langue principale : Arabe
  • Compositeurs : Abdessadek Chekkar ; Musique traditionnelle
  • Lyricists : Abdessadek Chekkar ; Musique traditionnelle
  • Copyright : Institut du Monde Arabe