Ihsan Rmiki
Expression musicale émanant du soufisme, le samâa est une tradition d’écoute de musique et de chants en quête d’illumination, du contact divin qu’est le wajd, la transe. Cultivé dans le raffinement de certaines zâwiya-s, ce concert spirituel emprunte ses modes à la musique andalouse. Des poèmes panégyriques y sont chantés en solo ou en chœur avec un soutien instrumental plus ou moins important, sous la direction d’un cheikh, à la fois ordonnateur de la cérémonie et directeur spirituel des fidèles.
Ihsan Rmiki, une des rares voix féminines à interpréter le samâa, transporte son auditoire dans l’ambiance de cette ferveur spirituelle que les milieux citadins au Maroc ont su préserver, nous livrant ainsi un bouleversant itinéraire spirituel auquel doit s’attendre tout aspirant à l’appel divin.
Tracklist
1 – Première étape de la voie – 20’02
– Salutations, allégeance
– Abandon de tous les mondes
– Atteinte de l’union spirituelle
2 – Deuxième étape de la voie – 37’06
– Célébration du Bien-aimé
– Chemin de l’ivresse
– Aboutissement de la quête
Interprètes et instruments
Ihsan Rmiki (chant)
Mohamed Azeddine (direction)
Moulay Ali Moulaoud (luth)
Abdellah Fakhari (violon)
Ahmed Bzari (rabab)
Abdelilah Deqaqi (derbouka)
Rachid Hijaoui (tar)
À propos
Le samâa est l’une des expressions musicales émanant de la mystique musulmane, le soufisme. Cette mystique, appelée en arabe tasawwuf, mot probablement forgé à partir du substantif sûf, laine ou robe de laine, a commencé à se diffuser dans l’ensemble du monde islamique au viiie siècle à partir de Bagdad, puis au xie siècle au Caire. Les confréries soufies, ordonnées sous l’autorité de cheikhs (maîtres), fondent leur légitimité sur des généalogies essentiellement spirituelles, le transfert du pouvoir et du savoir mystique étant certifié par des chaînes de transmission de maître à disciple. Pour les mystiques, l’ascèse est indispensable afin d’accéder à la « vérité spirituelle », essence de la vérité. Pour atteindre l’union avec Dieu ou l’extinction de soi en Dieu (fanâa), les adeptes doivent suivre la voie (tarîqah) d’un cheikh et observer des règles bien précises.
Le soufisme a développé un ensemble de traditions musicales : de la remémoration (dhikr) à la transe (hadra ou wajd), toute une série de formes vocales et mélodiques et de danses ont été créées pour contribuer à la quête de Dieu, dont le samâa, une tradition d’écoute spirituelle de musique et de chants non nécessairement sacrés. Le terme samâa associe les sens de chant mystique, audition, communion, danse extatique (seul ou en groupe) et cérémonie de culte. Le mot recouvre ainsi tous les moyens par lesquels on se met en position de percevoir la majesté du divin. Les adeptes le définissent souvent comme un état d’effervescence intérieure qui conduit à des mouvements plus ou moins contrôlés du corps et des moments d’inconscience pour aboutir à un sentiment de dilution sereine dans lequel l’adepte se sent affranchi des contraintes terrestres. Dans la pratique, le rituel consiste essentiellement à écouter de la musique en quête d’une sorte d’illumination, de contact divin qu’est le wajd, la transe.
Celui qui s’adonne au samâa ne peut qu’écouter la musique, sans y participer autrement qu’en battant des mains. À l’inverse, les musiciens, chanteurs ou instrumentistes, ne font que produire de la musique sans rechercher la transe. Cultivé dans le raffinement de certaines zâwiya-s, le samâa, qui emprunte à la musique andalouse ses modes, comprend trois genres distincts : al-madih, des poèmes panégyriques ; al-samâa à proprement parler, c’est-à-dire l’audition pieuse ; al-inshâd, le chant individuel. Les poèmes sont des compilations d’œuvres anciennes et récentes, chantées sur des mélodies interprétées dans des modes andalous répandus associés à d’autres modes désuets tels que as-sika, al-jarka, et basés sur le fond rythmique du darj.
Dans le samâa, compris comme concert spirituel, la musique est chantée en solo ou en chœur avec un soutien instrumental plus ou moins important, sous la direction du cheikh, qui est à la fois ordonnateur de la cérémonie et directeur spirituel des fidèles. Un hymnode, le qawwâl, appelé également munshid (chanteur soliste), choisi pour son talent et sa belle voix, est chargé de l’interprétation des solos. Au cours de la séance se succèdent diverses parties vocales, instrumentales ou les deux à la fois. Assis dans le plus grand recueillement, les fidèles se laissent prendre par la transe tout en essayant de conserver autant qu’ils le peuvent le contrôle sur eux-mêmes. Une fois la transe à son paroxysme, ils se lèvent et s’adonnent à la danse jusqu’à atteindre l’état de grâce et d’extase.
La musique et les chanteurs
Les modes musicaux utilisés dans le présent enregistrement sont des adrâj (pl. de darj), purs produits des zâwiya-s marocaines et dont certains sont l’œuvre toute récente du cheikh Abdellatif Benmansour. Mohamed Azeddine illustre ici la maîtrise renouvelée de l’art du samâa ayant actuellement cours au Maroc. En digne représentant de cette nouvelle génération de mussammaa ayant acquis la plénitude de l’œuvre grâce à la fréquentation assidue des zâwiya-s (Abbassie, Kansoussie, Jazoulie), en l’occurrence à Marrakech, il nous livre un bouleversant itinéraire spirituel que doit s’attendre à parcourir tout aspirant de la Voie.
Les étapes du cheminement sont clairement indiquées. De cette corne d’abondance qu’est l’œuvre poétique en usage dans les cercles des auditions spirituelles, fruit de siècles d’accumulation, un récitatif se dégage. D’un thème spirituel à l’autre, les pas du viator se règlent à la faveur du dialogue des maîtres soufis, véhiculés pas les extraits de poèmes. Outre la dimension esthétique, « le raccourci poétique » est clairement établi en une densité doctrinale saisissante.
Ihsan Rmiki, qui se dédie habituellement aux muwashshah-s andalous, chante ici l’une des épopées spirituelles les plus accomplies en terre d’islam et interprète des poèmes d’Abû al Hassan Shushtarî (mort en 1270), mais aussi de Sidi Abû Madyan, le grand maître de Tlemcen, Ibn al Fârid, al Harrâq, Dilâ’î… Servie par le choix poétique de Mohamed Azeddine, sa voix aérienne nous transporte dans l’ambiance de ferveur spirituelle préservée jusqu’à nos jours dans les milieux citadins au Maroc. C’est la première fois qu’une voix féminine se joint au groupe Al-Jûd de Marrakech.
La lignée spirituelle de Shushtarî
La poésie du grand maître andalou-maghrébin Abû al Hassan Shushtarî (m.1270), qui renonça aux fastes de sa condition d’émir pour embrasser la voie soufie, exerce encore aujourd’hui une influence considérable, dans les milieux populaires comme parmi l’élite soufie. Les grands maîtres soufis se posent systématiquement comme ses défenseurs, car les doctrines spirituelles que véhicule sa poésie se trouvent au cœur des controverses majeures qui traversent l’histoire du soufisme. En des formulations ramassées, il surplombe la longue histoire de la sagesse et se donne une sorte de « lignée spirituelle » universelle où figurent les dépositaires de l’antique sagesse égyptienne, Socrate, Platon ou encore Dhû al Qarnaïn, le Bicorne, roi et guide spirituel cité dans le coran (sourate al-Kahf, chapitre 18). Il revendique aussi une filiation spirituelle qui le rattache aux grands philosophes et mystiques musulmans tels que Hallaj, Ibn ‘Arabî, Ibn Sab’în. Shushtarî est cité également parmi les plus grands amoureux de l’histoire humaine, et son nom orne « L’Arbre d’amour » qu’il faut planter dans la terre des âmes selon l’expression d’Ibn al Khatîb, le grand poète et vizir de Grenade.
Jaafar Kansoussi
Détails des enregistrements
L’œuvre dont le présent enregistrement donne des extraits est une excellente illustration mélodique et poétique des séances de samâa ayant actuellement cours dans les milieux soufis. Ses principales caractéristiques sont :
– une poésie décrivant les différentes étapes du cheminement de la voie menant à l’union divine et spirituelle ;
– une texture modale basée sur les modes (tubû’) marocains ;
– des formules rythmiques, notamment, darj et quddâm, avec des cadences permettant d’accéder à l’état d’extase recherché par les participants.
Elle comprend deux étapes : la première se développe sur deux modes marocains, al-hijâz al-mashriqî et raml al-mâya, et la seconde, sur le mode ar-rasd, caractérisé par sa gamme pentatonique, puis sur le mode al-hijâz al-kabîr.
La poésie interprétée retrace les étapes que traverse celui qui se met en quête de la voie spirituelle, le viator.
Première partie
Au sortir d’une période plus au moins longue de ghafla, temps marqué par la distraction du cœur par les biens de ce monde, le viator découvre le qawm, les gens de la Voie soufie. Il salue l’assemblée et fait l’éloge de leurs nobles caractères. Éveillé à la saveur spirituelle et à l’adab, élégance d’esprit et règles de bienséance, une réelle conversion du cœur s’accomplit en lui. Avec amour, joie et allégeance, il abandonne tous les mondes pour sa nouvelle conquête spirituelle. Mourir à ce monde pour renaître à l’essentiel n’effraie guère l’aspirant amoureux, bien au contraire. Cette destination ultime clôt la première partie du chant, dans laquelle le viator goûte à l’union spirituelle.
Deuxième partie
Du sein de l’amitié intime de Dieu, le chant fuse. Il exprime cette unicité tant désirée et enfin réalisée. Dans le parfum de l’encens, à l’écoute de la campagne, de la flûte, dans la fraîcheur des aubes et celle des soirs ou quand le zéphire fait se frotter les pans de sa robe, c’est toujours le Bien-aimé, Un, qui se manifeste. Il n’y a dans l’univers nul autre que lui à contempler. L’itinéraire ici proposé prend le chemin de l’ivresse de Shushtarî. Étancher sa soif à la coupe du Bien-Aimé permet d’accéder au rang de l’élite spirituelle. En vertu d’une telle élection, la musique et le chant sont autorisés. Le raccourci poétique à teneur initiatique, la musique et le chant se révèlent dans cette quête contemplative comme la voie royale d’accès au « dépôt sacré ».
Le thème du censeur est déclamé vers la fin du récitatif – la pratique du samâa a toujours eu ses adversaires parmi certains docteurs de la loi ! Mais l’amant reste sourd à cette parole indélicate.
Le thème final est, comme le veut l’usage, consacré à la paix et à la prière au prophète Muhammad. Le maître spirituel véritable n’est autre que l’Envoyé de Dieu, source, modèle et finalité de toute sainteté en islam.
- Référence : 321.075
- Ean : 794 881 761 722
- Artiste principal : Ihsan Rmiki (إحسان الرميقي)
- Année d’enregistrement : 2004
- Année de fixation : 2004
- Genre : Chant soufi
- Pays d’origine : Maroc
- Ville d’enregistrement : Paris
- Langue principale : Arabe
- Compositeurs : Musique traditionnelle
- Lyricists : Musique traditionnelle
- Copyright : Institut du Monde Arabe