Rituel de transe

Rituel de transe

Les Aïssawa de Fès

La confrérie Aïssawa, fondée par le saint Sidi Mohammed Ben Aïssa, mort en 1526, fait partie des ordres mystiques donnant à la musique un rôle spirituel éminent.
De l’étude du rituel aïssawi, on tire le sentiment intime que le saint fondateur et ses disciples se sont livrés à une méditation approfondie sur la nature de la musique et son influence sur l’âme humaine. Ils en ont tiré parti pour élaborer le contenu, la forme et le déroulement des exercices propres à leur ordre. Leur conception de la musique opère une distinction très nette entre mélodie et rythme. La mélodie, purement passive, invite l’esprit à se complaire dans des spéculations imaginaires, et le rythme, de nature active, ranime chez l’homme ce qui, dans sa vie corporelle, le rapproche le plus de l’animal.


Tracklist

1Tahlîl/Glorification – 1’30
2Râkib lburaq/Le Prophète au cheval ailé – 4’04
3Allahumma salli/Chant de louange – 7’25
4 – Suite de chants hurm/Imploration – 26’01
5Suite de chants haddun/ Invocation de l’Un – 6’55
6Dkhûl l-hadra/Prélude à la danse extatique – 7’44
7Mjerred/Danse des initiés – 12’07
8Jilâliyya/Sommet de la cérémonie – 4’50


Interprètes et instruments

Hadj Saïd Berrada (direction)
Aziz Alami Chentoufi
Seddiq Ben Layachi
Saïd Fellah
Driss Filali
Mohamed Khalaf Larhzaoui
Abderrahmane Loulidi
Abdelhaq Messoudi
Hassan Sahel
Mohamed Sefrioui


À propos

La musique en tant que telle est exclue du culte islamique et sa pratique prohibée dans l’enceinte de la mosquée. Pour autant, elle n’est pas considérée par tous comme incompatible avec les pratiques dévotionnelles. Là dessus, les avis des fondateurs des différents ordres confrériques sont très partagés. Certains considèrent les exercices spirituels comme un prolongement des obligations cultuelles. Même pratiqués hors des lieux et des heures consacrés au culte, ils s’interdisent d’y introduire de la musique, dans laquelle ils voient un apport suspect. D’autres y voient au contraire, un puissant allié de la spiritualité. La confrérie Aïssawa, fondée par le saint Sidi Mohammed Ben Aïssa, mort en 1526, dont le tombeau se trouve à Meknès, fait partie des ordres mystiques donnant à la musique un rôle spirituel éminent.

De l’étude du rituel aïssawi, on tire le sentiment intime que le saint fondateur et ses disciples se sont livrés à une méditation approfondie sur la nature de la musique et son influence sur l’âme humaine. Ils en ont tiré parti pour élaborer le contenu, la forme et le déroulement des exercices propres à leur ordre. Leur conception de la musique opère une distinction très nette entre mélodie et rythme. La première, purement passive, invite l’esprit à se complaire dans des spéculations imaginaires, le second, de nature active, ranime chez l’homme ce qui, dans sa vie corporelle, le rapproche le plus de l’animal.

Or, s’il est possible de barrer le chemin aux séductions imaginaires que la mélodie peut inspirer, en réduisant son ampleur à la dimension de l’incantation, il est absolument impossible d’agir de même avec la composante rythmique. Car les pratiques dévotionnelles confrériques sont avant tout des récitations collectives et toute récitation collective implique nécessairement la médiation du rythme. En effet, le rythme n’est pas autre chose qu’un calcul anticipé du défilement de la durée temporelle qui permet à un groupe d’individus de “ dire ensemble ” et de “ se mouvoir ensemble ” comme si tout le groupe ne formait qu’un seul corps. Aussi, plutôt que de chercher le moyen de le contrarier, les ma”tres des confréries de transe préfèrent canaliser l’ascendant que le rythme exerce sur la perception humaine pour en faire un allié de l’élan dévotionnel. C’est ainsi qu’ils ont développé la théorie du es-sâken “ l’habitant ”.

Pour les Aïssawa, comme pour toutes les confréries de transe thérapeutique, chaque être humain est habité par un esprit, souvent un esprit d’animal prédateur, dont les désirs et les humeurs sont indépendants des désirs et des humeurs de l’individu qui l’abrite dans son corps. L’habité meskn est dominé à son insu. Soumis aux caprices de son habitant, il est rendu insupportable aux autres, indisponible à Dieu aussi bien qu’à lui-même. Il peut choisir de rester sourd à ses exigences et se croire libre de ses actes tout en agissant contre ses propres intérêts. Il peut s’y soumettre entièrement, ne plus s’appartenir et se retrouver retranché de la communauté humaine.

La confrérie de transe propose à ses adeptes d’apprendre à reconna”tre dans leur propre comportement les signes qui proviennent de leur habitant et de les accepter. En se faisant complice de ses sollicitations et en se servant de sa réceptivité au rythme, l’habité peut imposer une discipline à son sâken et l’amener à se manifester librement, mais seulement à des moments convenus. Comme par une sorte de pacte, l’adepte accepte de se laisser déposséder de son corps et dépouiller de son “ moi ” le temps d’une transe. Il peut ainsi donner satisfaction à son esprit-habitant dans des limites bien définies et en toute sécurité. Car ce même mouvement cadencé par lequel l’adepte se laisse dépouiller de son moi humain et de la responsabilité qui lui en incombe, le fait alors se couler en un “ moi ” plus vaste, formé de l’ensemble des condisciples unis par le souffle et par la voix dans l’invocation synchronisée de la présence divine.

Le mot hadra, danse extatique, signifie “ présence ” avec sans doute ce double sens de présence divine et présence de l’esprit-habitant. Une séance publique de la tar”qa “ voie ” aissawïa est une longue préparation d’intensité progressive, qui doit conduire l’adepte de la souffrance à la délivrance. Elle se déroule généralement en trois étapes, qui vont de la récitation incantatoire hizb, à la transe hadra, en passant par une très longue étape intermédiaire faite d’une suite de chants de remémoration dhikr, d’imploration horm et d’invocation de l’Unicité divine haddun.

Au cours de la première étape les adeptes assis en cercle commencent par réciter, sur un rythme incantatoire et sans accompagnement instrumental, le contenu d’un bréviaire de quelques dizaines de pages, le hizb, composé par le saint fondateur. Après la récitation du hizb commence une longue série de chants conduits par un soliste dekkâr auquel répondent les adeptes en chÏur. Cette série de chants commence par le dhikr “ remémoration ” et se compose d’un ensemble de poèmes empruntés au répertoire du malhn, consacrés à la célébration du Prophète, de ses compagnons et de sa descendance. Cette première série est chantée par les adeptes en position assise et en habits ordinaires, avec accompagnement d’instruments de percussion légers : tabla (tambour en poterie, tenu par le meneur et frappé avec des baguettes), tassa (coupe en cuivre renversée frappée avec des baguettes) et un ensemble variable de ta’rija (tambours en poterie joués à la main).

En revanche, pour l’étape suivante horm, à la fois chantée et dansée les adeptes revêtent la handira une épaisse tunique de laine et, debout en rang, ils se balancent doucement suivant les indications d’un guide. La cérémonie s’achemine ainsi vers l’étape des invocations dite haddun, celle qui précède immédiatement la phase de la transe. Le balancement des danseurs se transforme alors en une suite de danses de plus en plus vives, ponctuées par des instants de silence. Après les premières répliques, les voix sont relayées par la “ voix ” dominante de la ghayta (hautbois) et les percussions sont jouées de plus en plus énergiquement et en accéléré. Musicalement cette phase est une sorte de “ pot-pourri ” composé de rythmes empruntés aux musiques sacrées et profanes de presque toutes les régions du Maroc et au-delà. Ce parcours musical est intentionnel car ces “ citations ” rythmiques permettent à chacun d’o qu’il vienne de se sentir reconnu et intégré.

Lorsque survient l’étape de la hadra, la transe proprement dite, l’effort est à son apogée et les tambours à deux peaux tbel entrent en jeu à leur tour. Les voix, essoufflées par l’effort de la danse ne sont plus qu’un bruit de fond couvert par la puissance des percussions et du hautbois. Parvenus à ce stade, les corps sont épuisés et les passions apaisées par l’alternance agitation/relâchement. Chaque danseur est censé être alors suffisamment incorporé au groupe pour que les esprits habitants puissent se manifester sans danger. On entend alors des voix incitatives annoncer : ra s sq ‘âmer “ le marché est à son comble ”, formule signifiant que les esprits sont présents et que le moment est venu de s’abandonner à la danse extatique.

A la fin de chaque danse, l’adepte en transe tombe à terre, signifiant par là que son esprit-habitant s’est manifesté. En revanche une chute pendant la danse elle-même signale que l’air ou le rythme joué ne convient pas à l’esprit-habitant d’un adepte et qu’il en demande le changement. Et si la musique s’interrompt alors qu’un candidat ou une candidate à la transe n’est pas encore parvenu au stade de l’extase, tout en continuant à danser à vide, il est en droit de réclamer sa reprise au moyen d’une formule revendicative très solennelle : Ana b-llah u b-chchra’ “ J’en appelle à Dieu et à la Loi ”. Ce moment est redouté, à juste titre, par les responsables. Un adepte qui obtient ainsi le privilège de devenir le pôle de la transe, ne serait-ce que pendant un court instant, peut se sentir en position de meneur et son exemple risque d’être suivi par d’autres. La voie est alors ouverte à un jeu sans fin de rivalités et la cérémonie est menacée de se voir détournée de son objet qui est de créer, chez chaque individu, le sentiment d’appartenance à un tout. C’est là que la personnalité du délégué, de par sa capacité à ma”triser la situation, revêt toute son importance .

A ce propos, il convient de préciser que la pratique de la danse extatique n’est pas réservée aux seuls membres de la confrérie. Elle est ouverte à tout le monde, à tous ceux qui souffrent. Les gens de petite condition, les personnes âgées, les disgraciés physiques, les handicapés, trouvent là, avec le soutien de tous, l’occasion d’être entièrement disponibles à eux-mêmes en toute légitimité. La musique des Aïssawa est conforme à la conception qu’ils se font de la transe : c’est une musique polyrythmique, constituée par plusieurs strates de tambourinages croisés. Les différentes parties rythmiques d’une pièce sont distribuées entre les participants comme s’ils constituaient ensemble un corps unique à plusieurs mains. Le texte aussi, en même temps qu’il transmet un contenu, fonctionne comme une strate rythmique de plus. En effet, son découpage translexical (syllabique) est organisé comme une suite de séquences de percussions reconnaissables hors sens. A ce titre, la partie chantée constitue le dénominateur commun de toutes les strates rythmiques et assume le rôle de partition. C’est ce qui explique l’importance reconnue au dekkâr, le conducteur de chant, dans le déroulement du rituel.

La confrérie Aïssawa est organisée en une multitude de tayfa “ communautés ” ou rakb “ cortèges ”, placés chacun sous l’autorité d’un muqaddem “ délégué ”. Outre les adeptes affiliés à la communauté, pour que celle-ci puisse fonctionner, elle doit obligatoirement avoir dans son sein un dekkâr, le meneur de chant. Or celui-ci n’est pas toujours forcément un membre affilié à la confrérie. Il lui faut également le concours des joueurs de ghayta, généralement musiciens indépendants louant leurs services à la prestation.

Chaque année, lors de la fête de la naissance du Prophète, les communautés venues d’un peu partout, se rendent en pèlerinage au tombeau du saint fondateur al-Cheikh el-Kâmel “ le Ma”tre parfait ”. Dans une même ville, il peut y avoir plusieurs communautés indépendantes. En 1985, on en dénombrait plus de quinze pour la seule ville de Meknès.

La tayfa dirigée par Saïd Berrada est l’une des plus connues et des plus appréciées actuellement à Fès. Elle a, sur beaucoup d’autres formations, l’avantage d’être complète puisqu’elle est dirigée par un délégué qui est en même temps son dekkâr, l’indispensable conducteur de chant.

Hassan Jouad – ethnomusicologue


Détails des enregistrements

1-Tahl”l/Glorification, 1’30

Chant de glorification, au hautbois ghayta, exécuté pendant les nuits de Ramadan.

2- Râkib lburaq/Le Prophète au cheval ailé, 4’04

Chant dhikr “ remémoration ” sur le thème du madh “ louange ” consacré à la célébration du Prophète.

“ Bénédiction de Dieu sur le Prophète au cheval ailé.
Mohammed, Taha, la source de l’existence. ”

Emprunté au répertoire du malhun, ce texte est un poème de forme fixe, organisé à la manière dite ‘arubi “ usage paysan ”. Cette dénomination recouvre en fait une grande sophistication formelle :
le premier couplet se compose de distiques rimés ab, dont les vers impairs sont entiers ( 13 syllabes) et les vers pairs diminués (6 syllabes). Chaque nouveau couplet s’ouvre avec un nouveau distique, fait de deux vers diminués avec changement de rime, et se termine comme le premier couplet.
Couplet 1 : rime ab, ab, ab
Couplet 2 : rime cd, cd, cd; ab ab ab
Couplet 3 : rime ef, ef, ef; ab, ab, ab, et ainsi de suite.
Ce premier chant est enchaîné à une wadhîfa, récitation sans accompagnement instrumental.

3-Allahumma salli/Chant de louange, 7’25

Chant de louange de même provenance que le précédent.

“ Au commencement de mes paroles,
Je place le Nom majestueux.
Le Nom le plus grand,
Le Nom de Dieu, guérison de ma tristesse,
Le Nom de Dieu, manifestation de la joie. ”

D’une maîtrise et d’une précision parfaites, l’accompagnement des percussions est constitué de tambourinages croisés et intriqués de plusieurs instruments : une tabla, tambour jumelé en terre cuite, deux bendîr-s, tambours sur cadre, une tassa, coupe en cuivre renversée et un nombre variable de ta’rija-s, tambours en terre cuite. Au fur et à mesure de l’exécution, le chanteur introduit des modifications de mode et de mesure mizân. Commencé sur une mesure à quatre temps, à la dixième strophe le jeu des instruments passe à une mesure à trois temps. Ce changement se traduit par une accélération dont la progression ne s’arrêtera qu’à la fin du morceau.

4-Suite de chants hurm / Imploration, 26’01

“ Je viens demander asile auprès de toi
Ô glorieux Maître de l’intercession.
J’ai peur d’être malmené, à cause du fardeau de mes fautes,
Le jour de ma comparution devant Dieu.
Je m’en remets à Toi, ô Mohammad,
Comme l’esclave qui s’abandonne à son maître.
Le Diable m’a trompé et perdu.
Il m’a jeté dans le mal et le péché.
J’ai perdu mon temps de vie dans l’erreur.
La vieillesse est arrivée, avec ses habits de faiblesse.
Elle m’a habillé à mon insu,
Ma tête a blanchi, quel remède  ? ”

Ce premier texte de la suite est également un poème à forme fixe emprunté au répertoire du malhûn. Il est constitué de sixains de rimes aaabab, cccbcb, etc. A deux reprises, le chant est entrecoupé d’un mawwâl, improvisation mélodique hors cadence, dans le style maghrébin puis dans le style oriental. Au plus fort de l’accélération, interviennent les grandes trompes, d’abord en alternance avec le soliste, puis avec lui pour le final.

5-Suite de chants haddun/ Invocation de l’Un, 6’55

Prélude à la danse extatique, la suite haddun se situe dans la continuité de la suite précédente. Les grandes trompes sont abandonnées au profit des hautbois, qui prennent la relève des voix et sont sensées “ chanter ” invocations et louanges.

6-Dkhl l-hadra/Prélude à la danse extatique, 7’44

Après un ftuh “ prélude ” qui doit rappeler à l’assistance que la musique ne doit pas faire oublier que l’objet de la séance est l’invocation de Dieu et l’intercession du Prophète, la formation entame un tour d’horizon de “ citations ” rythmiques.

7- Mjerred/Danse des initiés, 12’07

Le mot mjerred signifie “ sobre ”, “ dépouillé ”. C’est une danse réservée aux initiés et consacrée à la gloire du fondateur. Les instruments en terre cuite joués en position assise font place à deux tbel -s(tambours) qui permettent aux joueurs d’être debout et de se déplacer.

8- Jilâliyya/Sommet de la cérémonie, 4’50

Sommet de la cérémonie, la jilâliyya est d’habitude encha”née au mjerred sans interruption.


  • Référence : 321.011
  • Ean : 794 881 498 024
  • Artiste principal : Les Aïssawa de Fès (عيساوة فاس)
  • Année d’enregistrement : 1994
  • Année de fixation : 1999
  • Genre : Rituel de transe
  • Pays d’origine : Maroc
  • Ville d’enregistrement : Paris
  • Langue principale : Arabe
  • Compositeurs : Musique traditionnelle
  • Lyricists : Musique traditionnelle
  • Copyright : Institut du Monde Arabe