Nouba ghrib, andalou algérois

Omar Benamara

Issu de la pure tradition musicale algéroise, Omar Benamara chante aujourd’hui à l’Opéra national de Paris. Sa longue expérience et sa pratique de la musique classique occidentale lui confèrent une perception nouvelle de la musique traditionnelle et lui permettent d’effectuer un retour remarqué à ses origines culturelles en tant qu’interprète des grandes noubas (cantates) du répertoire arabo-andalou de l’école d’Alger. La nouba présentée ici en est un exemple saisissant. Son nom même (ghrib) peut signifier à la fois étrange, exil et nostalgie ! Comme une plainte lancinante, le thème du ghrib revient en leitmotiv dans la touchia (ouverture) et réapparaîtra plusieurs fois en réminiscence dans le m’saddar, second mouvement de la cantate. Noble, raffinée, cette pièce resplendit de la sombre beauté, du « pur sanglot » chanté par le poète.


Tracklist

1- Touchia – 8’41
2– Soli instrumentaux – 3’00
3Krissi – 0’54
4M’saddar Khadam-lî sa’dî/Le sort m’a accordé joie et sérénité – 18’58
5Istikhbar – 5’43
6Krissi – 0’53
7B’tayhî ‘Alayya ‘uhûd/J’ai fait le serment de n’aimer que toi – 6’28
8Krissi – 0’26
9Dardj Dumû‘î rasâ’il/Mes larmes sont mes messagères – 7’22
10Krissi – 0’51
11Insirâf Zâranî al-malîh/Ma bien-aimée m’a rendu visite – 8’04
12Insirâf Ya sâ’atan haniyya/Quelle heure exquise, quel réel bonheur ! – 4’15
13Khlas Kaliftou bi-l-badri/L’astre dont je suis épris – 6’06


Interprètes et leur instruments

Omar Benamara (Chant et mandole)
Smaïn Abdessamad (violon alto)
Nourredine Aliane (oud)
Youcef Allali (derbouka)
Mokrane Bousaid (snitra)
Rachid Brahim Djelloul (violon)
Farid Khaznadji (târ)
Isabelle Rettagliati (viole de gambe)


A propos

La musique du paradis perdu

Ce qui m’a souvent frappé à l’écoute et dans la pratique de cette musique, et plus particulièrement de la nouba ghrib, c’est l’atmosphère grave et mélancolique qui s’en dégage. Musique excluant en général toute jubilation ou exultation, elle prend par moment des accents presque pathétiques. Même les mouvements plus allants et balancés sont l’objet d’une retenue pudique. La nouba présentée ici en est un exemple saisissant. Son nom même (ghrib) peut signifier à la fois étrange, exil et nostalgie ! Comme une plainte lancinante, le thème du ghrib revient en leitmotiv dans la touchia (ouverture de la nouba) et réapparaîtra plusieurs fois en réminiscence dans le m’saddar, second mouvement de la cantate.

Noble, raffinée, cette pièce resplendit de la sombre beauté, du « pur sanglot » chanté par le poète. Il semble que les fondateurs et les adeptes initiés de cet art aient eu conscience d’être les vestiges d’un temps révolu, vécu sous la menace d’une fin prochaine. Tant du point de vue formel que poétique, la musique arabo-andalouse de cette époque témoigne en effet de la profusion des biens charnels, de la sensualité et de la complexité luxuriante d’une civilisation, en même temps que du douloureux pressentiment de la fin inéluctable de ce monde paradisiaque. Partis du désert, ces hommes avaient créé en ces terres lointaines l’Eden verdoyant promis par Allah. Ils en seront chassés comme Adam du paradis terrestre. Tous les ingrédients de la nostalgie étaient réunis : palais de rêve, jeux d’eau, jardins de « délice », extase et volupté. Dans le Romancero du XVIIe siècle, Ibn Abdullah (Bouabdil) se lamente en ces termes :

« Ô Grenade la belle
Ma consolation et ma joie
Ô mon haut Albaîcin
Et ma riche Alcaîcera
Ô mon Alhambra et mon Alcazar
Et ma mosquée somptueuse
Mes bains, mes jardins et mes rivières
Où j’avais l’habitude de me reposer !
On m’a séparé de toi
Ne te reverrai-je donc plus ?
Hier j’étais roi puissant
Et aujourd’hui je n’ai plus rien. 
»

Après la lente reconquête chrétienne de l’Andalousie, puis l’exode massif des Maures et des Séfarades vers l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, cette musique, seul souvenir vivant de cette époque extraordinaire, allait se cristalliser et devenir le cri de ralliement de tous les exilés nostalgiques de l’Andalousie : « Les vrais paradis sont les paradis perdus » (M. Proust). Les grands événements historiques qui se succédèrent ne furent qu’une suite interminable d’épreuves pour ces expatriés dont la musique constituait à la fois l’exutoire et le refuge, de même que la nature fut un havre de rêveries pour les romantiques allemands à l’aube des grands bouleversements industriels et politiques.Il est étonnant de voir le destin de cette musique selon la situation géographique de son évolution.

Elle donnera naissance, en Espagne, à un riche répertoire folklorique et national débordant largement les frontières et inspirant de grands compositeurs tels que Saint-Saëns (La Suite algérienne), Bizet (Djemileh), Francisco-Salvador Daniel (Zohra) et bien d’autres compositeurs du courant orientaliste en Europe. Manuel De Falla (Les Nuits dans les jardins de l’Alhambra) y trouva certainement une source d’inspiration majeure. Puis, de l’autre côté de la Méditerranée, cette musique va se replier sur elle-même malgré les apports et les influences internes et externes, tant au niveau instrumental que stylistique. Aujourd’hui considérée comme musique classique algérienne, elle fait partie intégrante du patrimoine culturel maghrébin.

Les textes poétiques mis en musique traitent généralement d’amour courtois dans un décor floral et verdoyant où la femme sublimée devient l’allégorie du paradis perdu. Parfois ces textes peuvent dissimuler un véritable code où se mêlent érotisme et illumination mystique. Les paroles de l’istikhbar pourraient se traduire ainsi :

« Sur mon âme, mon corps et mon esprit, vous régnez
Et, contemplant votre prodigieuse beauté,
Je cherche dans l’univers de votre amour à me situer. 
»

Plus tard, dans des poèmes mystiques (« Poèmes de l’âme à son dieu »)  où fusionnent amour divin et amour charnel, San Juan de la Cruz (Saint Jean de la Croix,1542-1591), s’exprimera ainsi :

« Combien doux et amoureux
Tu reposes en mon sein
Où seul tu demeures en secret
Et en ton haleine savoureuse
Emplie de beauté et de gloire
Comme délicatement tu m’énamoures. 
»

Musique du verbe, principalement vocale, elle est la réplique de ces remarquables décorations extrêmement élaborées, des stucs ciselés, des arcs dentelés. La trame musicale richement ornementée, sinueuse et mélismatique est à l’image de ces variations à l’infini sur le thème de l’arabesque, ou de ces calligraphies des poèmes mystiques et profanes que l’on peut voir courant en frises ou enfermés dans les polygones en étoile qui recouvrent les murs intérieurs des palais mauresques d’Andalousie, du sol jusqu’au plafond. Véritable calligraphie musicale, elle combine les motifs, les croise, les enchevêtre et les enjolive, créant ainsi d’admirables arabesques et dentelles sonores.

Savante et hyper-formelle, cette musique se présente sous forme de cantates appelées noubas. L’atmosphère générale, la couleur et le caractère de la cantate sont déterminés par le mode choisi en principe selon l’humeur et l’état psychologique de l’interprète, parfois même de l’heure à laquelle elle est exécutée. D’après ce que l’on sait, il existait vingt-quatre modes différents correspondant aux vingt-quatre heures de la journée. Seuls douze modes nous sont parvenus. Les médecins pouvaient attribuer des vertus thérapeutiques à ces modes qui avaient, disait-on, le pouvoir de soulager le corps et d’élever l’esprit.

À l’instar de la musique grégorienne, l’audition de ces longues mélopées sereines, répétitives et planes, sans aspérité ni distorsion, est destinée à procurer un certain apaisement aussi bien à l’interprète qu’à l’auditeur. Cette musique, essentiellement modale et homophonique par opposition à la musique polyphonique, se trouve ainsi consubstantiellement liée au souvenir d’une époque, d’une culture, d’une esthétique. Il est permis dans ces conditions de s’interroger sur la pertinence de certaines « manipulations » polyphoniques ou harmoniques tendant à la mettre au goût du jour, au risque de dénaturer son caractère modal linéaire, de la rendre hybride et de la dissoudre dans l’océan des musiques de consommation courante.

Omar Benamara

Structure de la nouba algéroise

La nouba algéroise se déroule en général de la manière suivante :

Un court solo instrumental, soutenu à l’unisson par la note fondamentale du mode sous forme de bourdon, établit l’unicité du mode. Suit une ouverture orchestrale plutôt enjouée appelée touchia qui captera l’attention de l’auditoire avant l’attaque du m’saddar, pièce maîtresse et cœur de la cantate. La touchia présentée dans cet enregistrement est l’une des plus célèbres en Algérie. Elle est construite en cercles concentriques ascendants vers l’extrême aiguë autour de son fameux thème « plaintif » repris huit fois, telle une tour érigée vers le ciel. Le m’saddar est chanté dans un mouvement concertant lent, grave et solennel. L’orchestre reprend après chaque couplet (jawab) la mélodie dans un tempo plus rapide. Après le m’saddar suit un intermède appelé istikhbar, dont les longues phrases sont chantées, sous forme de cadence, sur un rythme librement choisi mais convenu. Il est ponctué d’interventions instrumentales en solo. L’istikhbar apparaît comme un immense soupir exhalé ; c’est aussi un des moments les plus émouvants et les plus attendus de la nouba, où le chanteur donne la pleine mesure de la maîtrise vocale et musicale de son art. C’est aussi l’occasion pour les instrumentistes de s’exprimer en solo.

Puis, les mouvements successifs de la nouba vont progressivement s’accélérer, avec tout d’abord le b’tayhî dont le caractère est proche du m’saddar, mais généralement en plus court et légèrement plus allant. Le b’tayhî présenté ici est particulièrement remarquable par son intrusion insolite et habile dans le mode zidane. Le dardj, dernière pièce de la première partie de la nouba, est exécuté dans un tempo environ deux fois plus rapide que le mouvement précédent. Comme pour les mouvements m’saddar et b’tayhî, le dardj est précédé d’une courte introduction orchestrale appelée krissi. Celle-ci permet la transition entre chaque mouvement et constitue un trait d’union entre eux.

La seconde partie de la nouba se poursuit par un ou plusieurs insirâf dont le rythme et le tempo sont en totale rupture avec les rythmes précédents. L’insirâf est constitué d’une mesure composée à 5/8, combinant un temps ternaire et un temps binaire accentué lui conférant un aspect « boiteux ».

Le mouvement final (khlas) est construit quant à lui sur un rythme ternaire en 6/8 très sautillant. Ce rythme fameux et typique de tout le Maghreb sera exporté dans la plupart des pays d’Amérique latine.


Détails des enregistrements

1- Touchia – ouverture instrumentale – 8’41

2- Solo instrumentaux – luth et violon alto – 3’00

3- Krissi – introduction instrumentale – 0’54

4- M’saddar « Khadam-lî sa’dî »/1er mouvement « Le sort m’a accordé joie et sérénité » – 18’58

« Le sort m’a accordé joie et sérénité,
Mon but est atteint et mon désir satisfait,
Grâce soit rendue au Créateur
Qui a uni nos deux cœurs.
Que ce bonheur si neuf et cette paix
Soient notre lot et ne nous quittent jamais.
Quant au censeur qui nous blâme
Laissons-le à ses paroles infâmes.
« 

5- Istikhbar – intermède instrumental et vocal sur rythme librement choisi – 5’43

6- Krissi – pièce instrumentale – 0’53

7- B’tayhî « ‘Alayya ‘uhûd »/2e mouvement « J’ai fait le serment de n’aimer que toi » – 6‘28

« J’ai fait le serment de n’aimer que toi
Et de renoncer à toute autre passion 
Je ne m’exposerai pas aux tourments
De désirer, ma coquette, une autre que toi.
J’étais un seigneur, me voici ton serviteur
Je veux notre union et tu fais la fière.
À la fleur de l’âge, je suis anéanti
Tu es le maître puissant et je suis soumis.
Si tu me délaissais pour un autre, tu le regretterais
Et connaîtrais la douleur d’être séparé.
« 

8- Krissi – pièce instrumentale – 0’26

9- Dardj « Dumû‘î rasâ’il »/3e mouvement « Mes larmes sont mes messagères » – 7’22

« Mes larmes sont mes messagères
Elles parlent pour moi, humble et soumis
Qui viens supplier celle qui le fuit.
Ne me renvoyez pas, soyez sans réprimande
De nobles gens, pour moi, vous le demandent.
Bien-aimée de mon cœur, vous avez décidé de partir
M’abandonnant ainsi, éperdu et l’âme meurtrie
C’est de vous que j’ai appris ce qu’aimer veut dire
Pars en paix, mon cœur n’aura plus d’autre amie.
« 

10- Krissi – pièce instrumentale – 0’51

11- Insirâf « Zâranî al-malîh »/4e mouvement « Ma bien-aimée m’a rendu visite » – 8’04

« Ma bien-aimée m’a rendu visite
Seule, au cœur de la nuit.
De ses joues couleur vermeille
J’ai cueilli deux pommes jumelles.
Celui que le sort favorise
Même les vents lui sont soumis.
Accorde donc tes faveurs
À celui qui guette les étoiles
Pourquoi donc remettre à demain
Ce que tu peux donner aujourd’hui ?
« 

12- Insirâf « Ya sâ’atan haniyya »/5e mouvement « Quelle heure exquise, quel réel bonheur ! » – 4’15

« Quelle heure exquise, quel réel bonheur !
Ô toi dont le visage est aussi clair
Que la lune quand elle paraît.
Charmante vierge, je t’en conjure,
Remplis ma coupe de ce vin vieux !
Amis qui m’entourez,
Buvons et échangeons des baisers !
« 

13- Khlas « Kaliftou bi-l-badri »/6e mouvement « L’astre dont je suis épris » – 6’06

« L’astre dont je suis épris
M’abandonne et me fuit ;
Mon corps est amaigri.
Mon âme est attristée
par celle qui a refusé
d’accorder sa pitié
à l’amant délaissé.
Vous avez embrasé
Ma poitrine et mon cœur
Ah ! cette douleur
Saisit mon corps tout entier.
« 

Les poèmes sont traduits de l’Arabe par Saadane Benbabaali, maître de conférences à l’université Paris III.


Hommages et remerciements

Cet enregistrement a été réalisé en public, le 22 février 2003, à l’auditorium de l’Institut du monde arabe dans le cadre de Djazaïr, une année de l’Algérie en France.

La difficulté majeure que j’ai rencontrée a été de ne pas mélanger les genres en évitant autant que possible d’interpréter cette musique avec une technique vocale lyrique; selon moi, la musique arabo-andalouse, intimiste par excellence, exige plutôt une certaine « décence vocale » . L’autre difficulté résultait des aléas d’une prise directe en public, exercice toujours périlleux.

Je tiens à remercier les musiciens qui ont participé à cet enregistrement, tous artistes de haut niveau, confirmés et très sollicités, qui ont su s’accommoder de ces conditions. La présence d’Isabelle Rettagliati, musicienne hors pair, fut à mes yeux un double événement. C’est en effet la première fois qu’une viole de gambe (instrument descendant du rebeb) est introduite dans un ensemble de musique andalouse, et c’est aussi la première fois qu’une musicienne de culture occidentale et de formation classique aborde avec un tel bonheur le répertoire traditionnel algérien.

Enfin, je tiens à rendre hommage à maître Mohamed Khaznadji, dont l’exécution magistrale de la nouba ghrib, enregistrée dans les années 80, demeure pour moi une des meilleures références et une de mes sources principales d’inspiration.


  • Référence : 321.069
  • Ean : 794 881 779 222
  • Artiste principal : Omar Benamar
  • Année d’enregistrement : 2003
  • Année de fixation : 2005
  • Genre : Nouba ghrib
  • Pays d’origine : Algérie
  • Ville d’enregistrement : Paris
  • Langue principale : Arabe
  • Compositeurs : Musique traditionnelle
  • Lyricists : Musique traditionnelle
  • Copyright : Institut du Monde Arabe

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