Le malhûn de Meknès

El Hadj Houcine Toulali

Le mot malhûn désigne au Maroc, un genre de poésie chantée citadine, qui se pratique traditionnellement dans le milieu exclusivement masculin des corporations artisanales. Les compagnons trouvent là des occasions de jouissance imaginaire et esthétique hautement appréciées. La tradition du malhûn traite de thèmes religieux, bien évidemment, mais fait aussi une large part aux thèmes profanes. El Hadj Toulali, qui nous a quittés en 1998, est celui qui incarnait le mieux cet art aux strophes finement ciselées et aux mélodies si douces à l’oreille.


Tracklist

1Sir a nâker lehsân/Va, ingrate – 14’48
2Fadhma (prénom féminin) – 17’05
3Lharrâz/Le cerbère – 31’07
4Ruf a dabel le’yan/ Aie pitié, Aimée au regard langoureux – 8’51


Interprètes et instruments

El Hadj Houcine Toulali (chant, luth et direction)
Mohamed Ben Saïd (chant et castagnettes)
Ahmed Agoumi (chœur et derbouka)
Abdelhadi Bennouna (chœur et violon)
Mustapha Neia (chœur et sousân)
Abdallah Ramdani, Abderrahim Tazi (chœur et taarija)


A propos

Le mot malhûn désigne, au Maroc, un genre de poésie chantée citadine, composée en arabe dialectal et produite dans le milieu populaire exclusivement masculin des corporations artisanales. Longtemps réservé à un public très restreint d’amateurs, son auditoire s’est élargi à un public de plus en plus vaste et jeune, notamment sous l’influence de la radio et du disque. La poésie du malhûn traite de thèmes religieux inspirés de la mystique dévotionnelle des confréries : désir passionnel de communion spirituelle avec le Prophète, célébration de la sainteté comme idéal moral et comme modèle de vie individuelle digne de survivre dans le souvenir.

Mais elle fait également une très large part à des thèmes profanes qui, dans un langage elliptique, font preuve d’une pénétration profonde des contradictions et des impasses de la société.

Il s’agit entre autres de tout un répertoire de « romances » mettant en scène des personnages typiques vivant des épreuves imaginaires : l’âchq « le sentimental » ou « l’amoureux », qui joue le rôle principal et assume l’histoire à la première personne, son amante, et son ennemi le harrâz, le cerbère.

Le personnage principal (l’âchq) est une sorte de médium des états émotionnels ahwâl Ihubb. Sa vie est consacrée à sa passion pour l’amante, dont il cherche à mériter l’amour et la fidélité. Celle-ci est parée de toutes les beautés, de toutes les vertus, mais mystérieuse et insaisissable, imprévisible dans ses bontés pour l’amoureux passionné comme dans ses dédains, elle surgit de l’inconnu au gré de son caprice. Déjouant la vigilance de ses chaperons, elle peut apparaitre te temps d’une veillée de félicité pour disparaitre au lever du jour, sans qu’il sache s’il ne la reverra jamais. Commence alors pour l’amoureux l’attente infinie de retrouvailles incertaines et la souffrance, attisée par le sentiment d’abandon.

Le rôle du méchant est tenu par le personnage du harràz « cerbère », « vigile » ou « censeur ». Les nombreuses pièces connues sur ce thème, composées par les plus grands maitres du malhùn depuis trois siècles, le décrivent comme un personnage ayant toutes les apparences de la vertu. Il est initié et omniscient dans tous les domaines : sciences ésotériques, magie, sorcellerie, pratiques confrériques et corporatistes, us et coutumes des cités comme des tribus.

Jouisseur et jaloux, il a une passion : traquer les belles, les enlever, les séquestrer dans des demeures fortifiées inaccessibles aux regards et utiliser sa science pour les priver de volonté et les soumettre à ses désirs. II a pour adversaires tous ceux que le sentiment gouverne (ahl Ihawà), qui obtiennent la faveur des belles par leur seule séduction, avec en tête du cortège le personnage de l’amoureux. Pour retrouver raimée qui lui a été ravie, celui-ci doit s’engager avec le harraz dans une guerre sans merci. Il en triomphe au prix de longues épreuves et le châtie à la façon impitoyable des contes.

Il va sans dire que les pièces romanesques décrivant les aléas de la quête amoureuse doivent être regardées comme des projections dans l’univers imaginaire de désirs et de situations absolument improbables dans la réalité.

En effet, dans la société traditionnelle, l’idéal social veut que l’individu ne se réalise pleinement que dans le mariage et ce que celui-ci implique de participation consentie à la solidarité familiale. Or, qui dit famille, dit répartition sexuelle des tâches, des espaces et ritualisation de leur usage. Chaque individu doit apprendre à assumer son rôle et trouver son bonheur dans l’adhésion consentie aux rites, aux conventions et usages. En échange, il bénéficie d’une partialité inconditionnelle et jouit d’une sollicitude affective permanente. Mais cette sollicitude est en même temps une présence coercitive qui rend illusoire toute inclination à un désir ou à une pensée personnels. L’intimité n’existe pas, et, loin d’être regardée comme un vice, l’indiscrétion est vécue comme un devoir moral. Sauf pour les rares cas de marginalité sociale reconnue, les ascètes par exemple, la recherche de la retraite est interprétée comme un signe de révolte ou de maladie. D’ailleurs, malade ou bien portant, l’individu ne peut jamais se mettre à l’abri de la présence bienveillante de la famille.

L’apprentissage du métier d’artisan est une forme d’initiation régie par une hiérarchie stricte. Avant de parvenir, au bout de longues années, au stade de m’allem « maitre artisan » le candidat doit d’abord passer par deux stades successifs : celui de mett’allem « apprenti », puis celui de sane’ « compagnon ». Pendant une très longue période de leur vie, les compagnons – a fortiori les apprentis – vivent en célibataires. Ils sont contraints de mener une vie chaste, par exigence éthique mais aussi en signe de subordination au maitre. Quoi qu’il en soit, la durée du célibat est suffisamment longue pour que commence à se faire jour chez tes plus réfléchis des intéressés l’aspiration à des rapport nouveaux entre les sexes, où les femmes seraient libres de leur choix et de leurs sentiments. Un monde à l’envers en somme. Aussi, dans ces romances, c’est l’homme qui est Cloitré, qui attend. L’amante apparait ou disparait quand bon lui semble n’écoutant que ses désirs, assurée de toujours retrouver l’amoureux, soumis, fidèle et attaché à la vie par le seul espoir de la revoir. Pour leurs retrouvailles, les amoureux disposent de palais luxueux et secrets réservés à leurs seuls plaisirs, où ne sont admis que les membres complices de cette confrérie secrète, « les gens de l’émotion ». Dans ces lieux à la fois fastueux et invisibles les amoureux se retrouvent et s’abandonnent au plus précieux des Plaisirs hdit lhubb « les doux épanchements », interrompus toujours trop tôt par le lever du jour.

L’omission étant sans doute la plus sûre des protections, la famille est totalement absente de ces textes.

Le personnage du harrâz, monstre terrassé à la fin de la romance, personnifie manifestement la toute-puissance des interdits sociaux. Ainsi, dans la pièce sur ce thème présentée ici, pour parvenir à tromper sa vigilance et forcer sa demeure, le héros se métamorphose tour à tour en gouverneur mandaté par le roi, en esclave affranchi offrant son zèle à servir, en devin, en riche négociant… et à chaque fois il se heurte comme à une forteresse imprenable. Même face au « gouverneur sûr de son autorité » le harrâz trouve les arguments qui la réduisent à néant. Or, seul un symbole des forces sociales et des valeurs morales sur lesquelles s’appuie l’ordre politique peut mettre en échec de la sorte la volonté d’un de ses représentants. C’est pourquoi le récit de ces aventures romanesques, où l’élan sentimental l’emporte sur les conventions, se termine toujours par l’aveu qu’il s’agit de pures fictions. Obscurément conscient de S’attaquer à un des fondements de l’ordre moral traditionnel, en l’occurrence la séparation des sexes, la sacralisation des valeurs familiales, tout en signant leurs œuvres et en les présentant avec fierté comme des parures de fantaisie offertes en méditation aux esprits subtils, les poètes ne manquent jamais d’y reconnaitre des péchés d’imagination pour lesquels ils demandent pardon à Dieu et indulgence aux humains.

La création et la transmission du malhûn réclament le concours de trois acteurs : un poète versifieur (nâdhem), un conservateur ou rapporteur (hâfedh ou râwî) et un chanteur (cheikh). Le premier compose, le second recueille et transmet au troisième qui diffuse. Le poète peut être complètement illettré — les Plus grands le sont notoirement — et quand il ne l’est pas, il ne se sert de l’écriture, ni pour composer, ni pour enregistrer ses poèmes. Cette tâche appartient au conservateur. La création étant considérée comme une science inspirée ‘ilm mawhûb, si elle est authentique, elle ne doit pas avoir besoin de l’écriture, considérée comme un artifice, pour s’exercer. En effet, si le poète, persuadé de l’authenticité de son inspiration, se garde bien de faire usage de l’écrit pour composer, c’est parce qu’il dispose d’un guide mental puissant, une sorte de « machine à calculer » invisible, dont il est le seul maitre : une matrice rythmique. Celle-ci est une formule qui représente un modèle translexical du vers. Pendant qu’il improvise, le poète la fait défiler mentalement et s’en sert comme d’un algorithme au moyen duquel il soumet le débit syllabique à régulation numérique, d’où l’effet répétitif.

Les pièces qu’ils produisent sont appelés qasida (comme les grands textes de la poésie arabe classique). Elles peuvent compter plusieurs centaines de vers et se caractérisent par une organisation en couplets appelés qsam (divisions), séparés par un refrain appelé harba (pique), avec lequel s’ouvre le chant et qui est repris par le chœur après chaque couplet. Quant au cheikh, c’est avant tout un musicien, ou, plus exactement, un chanteur dont la mission est de mettre en valeur le texte, Celui-ci est chanté sur une mélodie déclamatoire, c’est-à-dire un habillage mélodique très discret de la structure rythmique du vers, qui doit demeurer perceptible. Le texte de la romance est généralement précédé d’une pièce anonyme ayant son propre thème, appelée serrâba et se conclut par une pièce rythmée appelée goubbâhî ou par une accélération rythmique appelée dridga.

En tant qu’interprète, le chanteur joue un rôle de première importance. Outre une mémoire infaillible, la clarté de la diction, c’est surtout dans l’enchainement des modes que s’exprime son génie propre. II utilise les mêmes modes que la musique arabo-andalouse, mais à la différence de ce qui se fait en musique andalouse, où un mode est conservé du début à la fin d’une pièce, une pièce du malhûn se caractérise par le passage d’un mode à un autre au cours d’une même exécution. Associés chacun à un sentiment, les modes constituent de ce fait un langage par eux-mêmes, langage sous-entendu qui double celui du texte et qui peut, selon la manière dont ils sont enchainés, le renforcer ou le contredire.

Entre le poète et le chanteur vient s’insérer le troisième maillon de la chaîne, le rapporteur. Celui-ci est l’interlocuteur privilégié du poète. C’est à lui qu’est adressé le dernier couplet, dans lequel le poète dissocie son « je » de celui du héros de la romance, pour reprendre son identité réelle. II marque ce couplet de sa signature, de son salut, du rappel de la profondeur de sa foi et il y stigmatise l’ignorance malveillante de ses détracteurs. Le râwî pourrait bien ne pas être une personne réelle, mais seulement un archétype de tous les connaisseurs vrais ahl Ime’na, ceux qui savent voir au-delà des apparences et distinguer le sens profond des choses.

La tradition du malhùn reste attachée aux grands centres citadins anciens, Fès, Marrakech, Meknès. Salé… Mais, issus de toutes les régions du Maroc, les auteurs du malhûn ne se sentent pas liés à leurs lieux d’origine, même s’ils en portent quelquefois le nom. Les chanteurs en revanche se sentent citadins et se considèrent comme représentants de leurs villes. En retour, celles-ci les soutiennent, les mettent en avant et les classent selon une hiérarchie admise par tous. Pour la ville de Meknès, El Hadj Houcine Toulali est sans conteste le plus grand des chanteurs contemporains.

Hassan Jouad


Détail des enregistrements

1 – Sir a nâker lehsân/Va, ingrate – 14’48

Chanté par H. H. Toulali. Poème amer et vengeur sur la trahison, composé dans la deuxième moitié du XX siècle par el-Hajj Mohammed Anjjar. Le texte comprend 120 vers disposés en 5 couplets séparés par ce refrain :

« Va, ingrate,
Puisses-tu vivre de longues années de misère,
Et porter les stigmates de ton infidélité,
Toi qui as trahi ton amour. »

Après un prélude instrumental hors-cadence, la pièce est introduite par une serrâba sur le thème de ta renaissance printanière, chantée en alternance par le cheikh et le chœur ; elle se termine par l’accélération rythmique dridga.

2 – Fadhma (prénom féminin) – 17’05

Chanté par H. H. Toulali. Poème sur le supplice de l’attente du retour de raimée, composé par Driss ben Ali al-walki, mort en 1901. Il est surnommé Ihench (le serpent) par les connaisseurs du malhûn, à cause de sa technique de composition, qui consiste à « enrouler » les vers ensemble, de manière à dissimuler leurs « têtes », comme un nœud de serpents. Après le prélude instrumental hors-cadence, la pièce est directement introduite par le refrain :

« Aie pitié de moi, accorde-moi la paix, tu seras bénie.
A cause de ta froideur, mon mal s’éternise.
Insouciante, comment peux-tu me laisser ainsi ?
Prend part à ma souffrance, ô belle Fadhma. »

3 – Lharràz/Le cerbère – 31’07

Chanté par H, H, Toulali, une des plus anciennes versions connues de ce thème, composée sans doute au cours du XVIII’ siècle et signée en chiffres, à l’aide de la table alphabétique de chiffrage en usage chez les lettrés de l’école traditionnelle, Le poème de Moulay Ali Al-Baghdadi comprend 392 vers, regroupés en 7 couplets et rapporte la tutte sans merci de l’amoureux avec le geôlier de sa belle. La pièce est introduite par le refrain :

« Comment se fait-il que ce vil cerbère devine toutes mes ruses ?
II a beau ne jamais manquer l’heure de la prière,
Il n’est bon musulman qu’en apparence, ses actes sont ceux d’un vrai barbare ! »

4 – Ruf a dabel le’yan/ Aie pitié. Aimée au regard langoureux – 8’51

Prière de l’amoureux, adressée à l’aimée, pour abréger son attente. Poème de Sidi Kaddour Al-Alami, mort en 1849, (inachevé dans la présente exécution), chanté par Mohamamed Ben Saïd.


  • Référence : 321.005
  • Ean : 794 188 148 722 6
  • Artiste principal : El Hadj Houcine Toulali (الحاج حسين التولالي)
  • Année d’enregistrement : 1994
  • Année de fixation : 1999
  • Genre : Malhun
  • Pays d’origine : Maroc
  • Ville d’enregistrement : Paris
  • Langue principale : Arabe
  • Compositeurs : Musique traditionnelle
  • Lyricists : Musique traditionnelle
  • Copyright : Institut du Monde Arabe

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