Le Luth de Bagdad

Le Luth de Bagdad

Naseer Shamma

Naseer Shamma prête une générosité quasi humaine à son luth. Ses doigts font naître des mélodies évoquant les quatre éléments avec, tour à tour, leur déchaînement qui enflamme et qui inquiète, leur apaisement qui rassérène, le calme et la beauté qui consolent et réjouissent… Chacun des morceaux, plus qu’une invitation au voyage, de Bagdad à Grenade, est un appel à l’imaginaire et une échappée poétique.
Fortement imprégné de l’héritage millénaire d’al-Farâbî, l’illustre philosophe qui a élaboré une théorie de l’harmonie musicale, Shamma joue parfois de son luth comme d’une guitare. Virtuose et puissant, son jeu reste chaleureux, fougueux et “ romanesque ”.


Tracklist

1Min adh-Dhâkira/Mémoires – 8’56
2Qissat hubb sharkiyya/Histoire d’amour orientale – 7’50
3Nasamat ‘adhba/Douces brises – 5’22
4Sukûn al-Layl fî Baghdad/Nuit calme à Bagdad – 8’43
5Min Ashûr ila Ishbîliyâ/D’Assur à Séville – 5’24
6Salât bâbiliyya/Prière babylonienne – 5’50
7Ughniya ‘irâqiyya/Chanson irakienne – 7’48
8Hiwâr bayn al-Mutanabbi was-Sayyâb/Dialogue entre deux poètes – 7’41
9 – al-’Amiriyya/L’Abri d’al-’Amiriyya – 15’17


Interprètes et instruments

Naseer Shamma (oud)


À propos

Historique

Les découvertes archéologiques font remonter l’origine du luth à la fin du IIIe millénaire : il serait apparu en Mésopotamie, dans le royaume akkadien (2350-2170 av. J.-C.). Il s’agissait d’un luth à manche long, qui devint l’instrument préféré des Babyloniens. Ceux-ci l’associaient aux rituels de prière et de communication entre l’homme et les divinités. En Égypte, son apparition est attestée au cours du Nouvel Empire (1580-1090 av. J.-C., de la XVe à la XVIIe dynastie).

Le ‘ûd et son évolution

‘Ûd, qui signifie bois ou bâton en arabe, est la dénomination donnée au luth à manche court. Il s’agit d’un instrument dépourvu de frettes, à cordes pincées, dont la caisse de résonance affecte la forme d’une demi-poire. Considéré comme le “ roi des instruments ” de musique arabe, il est l’instrument favori de la musique savante et sert de fondement à la théorie musicale et au système modal arabe. Al-Kindî (xie siècle), al-Farâbî (Xe siècle) et Al-Urmawî (XIIIe siècle) pour ne citer qu’eux, ont décrit le système modal arabe à l’aide de cet instrument. 

La forme actuelle du ‘ûd commence à se préciser au vie siècle de notre ère, sous le règne des Sassanides. Mais il faut attendre l’âge d’or arabe et le califat abbasside, à partir du viiie siècle, pour que des musiciens tels qu’Ishâq al-Mawsilî et des théoriciens comme al-Kindî le perfectionnent et lui donnent sa forme définitive. Jusqu’au IXe siècle, le ‘ûd avait quatre cordes, que les théoriciens arabes mettaient en correspondance avec les quatre “ humeurs ”. C’est le grand musicien et luthiste Ziryâb, élève d’Ishâq al-Mawsilî, qui, au IXe siècle, le dota d’une cinquième corde, et remplaça le traditionnel plectre en bois par une plume d’aigle encore en usage de nos jours. Ziryâb quitta Bagdad pour le Maghreb et al-Andalus, et s’installa à Cordoue, où il fonda la première école de ‘ûd et de chant arabe. Une sixième corde a été ajoutée au ‘ûd au cours du xxe siècle.

L’école de Bagdad

Différentes écoles techniques et stylistiques de ‘ûd se sont dessinées vers la fin du XIXe siècle et se sont confirmées au siècle suivant. On distingue les écoles turque, irakienne, proche-orientale (Égypte, Syrie, Liban) et maghrébine.

L’école irakienne de ‘ûd a été fondée par le sharif Muhyy al-Din Haydar (1882-1965) dans le cadre de l’Institut de musique de Bagdad. Un nouveau courant musical y est né, conjuguant talent et virtuosité et accordant autant d’importance à la composition qu’à l’improvisation, son but étant d’enrichir le répertoire de l’instrument. Tout en apportant des changements organologiques au ‘ûd, l’école de Bagdad s’est distinguée au plan technique par un mouvement du plectre à la fois descendant et ascendant (contrairement à l’école proche-orientale, où le mouvement du plectre est principalement descendant), ce qui enrichit la sonorité de l’instrument et varie la dynamique de jeu. Par ailleurs, l’accord du ‘ûd a été relevé d’une quarte par rapport à l’école syrienne ou égyptienne, ce qui permet de tirer de l’instrument des sons plus aigus et des notes plus cristallines. Cette école allait révolutionner le langage du ‘ûd durant tout le XXe siècle. Muhyy al-Din Haydar a formé plusieurs disciples dont les frères Jamil et Mounir Bachir, Salman Chukur, Ghanem Haddad et Georges Michel. A leur tour, ceux-ci ont transmis leur savoir à la nouvelle génération dont Naseer Shamma est la figure de proue.

Le ‘ud en Occident

Le ‘ûd a été introduit en Europe à la fois par le biais d’al-Andalus et par les croisés de retour d’Orient ; il apparaît en Espagne aux XIIIe-XIVe siècles : le laud (espagnol) ou laut (vieux français) – noms dérivés de l’arabe al-’ûd – sont les instruments qu’utilisaient les musiciens ambulants, troubadours et trouvères, pour accompagner leurs chants. 

Aux XVIe et XVIIe siècles, le luth atteint le sommet de sa célébrité en Italie, en France, en Angleterre, en Flandre et en Allemagne. Il subit d’importantes transformations pour répondre aux exigences du chant accompagné. C’est alors qu’apparaissent les théorbes à quatorze ou seize cordes, dont six ou huit cordes sont jouées à vide. Le luth occidental tombe ensuite dans l’oubli.

On assiste actuellement en Occident à un regain d’intérêt à la fois pour le luth médiéval, pour le luth classique et pour le ‘ûd arabe. Ce côtoiement jette des ponts entre les styles et les traditions qui cherchent à s’enrichir les unes les autres. C’est ce rapprochement  des techniques et des styles qui caractérise le jeu de Naseer Shamma.

Casser les stéréotypes

Le rêve d’enfant de Naseer Shamma était d’être un grand musicien, à l’égal de ceux de la cour des rois babyloniens ou des califes abbassides. Selon lui, le ‘ûd ne doit pas être limité par une technique, un style ou une tradition ; la tradition musicale ne saurait être figée dans des stéréotypes, qui aboutissent inéluctablement à la mise à mort de l’art. Son propos est de casser ces stéréotypes, formes sèches et sans âme, et de faire sortir le jeu du ‘ûd de son cadre traditionnel pour atteindre de nouveaux domaines, jusqu’alors inconnus de la musique arabe.

Pour enrichir le timbre et les moyens d’expression mélodique, technique et esthétique, Naseer Shamma prône l’ouverture du ‘ûd à tous les instruments de la famille des luths, une démarche qui résulte d’une profonde connaissance de l’instrument, de son histoire et de sa fabrication, et d’une grande rigueur de travail que le virtuose essaie de transmettre à ses élèves. Ainsi son jeu fait-il appel tout à la fois aux techniques du ‘ûd, du buzuq arabe, du sâz kurde, du bouzouki grec, du luth classique et de la guitare classique et flamenca. A l’exécution des notes successives obéissant au système modal des maqâm-s arabes, il ajoute le jeu simultané basé sur l’harmonie naturelle telle que l’expliquèrent les théoriciens du Moyen Âge arabe.

La tradition, fondement de la modernité 

Le style de Naseer Shamma n’est pas qu’un dialogue entre tradition et modernité, mais aussi une dialectique. Car l’une est définie par l’autre. Bien qu’il entende rénover le style du ‘ûd, l’innovation a besoin pour se légitimer de la tradition, comprise non pas comme une prison ou une matière figée, mais comme une base solide à partir de laquelle conquérir le futur. Comme l’exprime parfaitement le poète Adonis, “ L’antérieur a, en général, la priorité sur l’ultérieur ; il a […] quelque chose de plus. L’ultérieur éprouve le besoin d’un antérieur qui possède davantage de perfection. Le changement ne sera admis que s’il ne porte aucune atteinte à l’origine ; il doit être inspiré de l’origine : il faut qu’il soit une imitation du modèle précédent ”.

A chaque nouvelle œuvre, Naseer Shamma éprouve le besoin de rappeler le passé. Le fait que les origines du ‘ûd soient mésopotamiennes, que les plus grands théoriciens et musiciens du ‘ûd soient bagdadiens ou aient vécu à Bagdad à l’âge d’or abbasside, comme Ishaq al-Mawsilî, Ziryab, Al-Kindî, al-Fârabî… et que le renouveau de l’école du ‘ûd moderne soit parti de Bagdad au début de ce siècle, lui procure une force et une argumentation à la fois historique et scientifique qui lui permettent d’avancer dans son entreprise de renouveau du ‘ud à la fois sur le plan musical et organologique. Ainsi a-t-il construit un nouveau luth à huit cordes avec l’aide du luthier Abd al-Razzâq al-Tûbâsî, Palestinien vivant en Irak, en se fondant sur un traité manuscrit du Xe siècle qui aurait été écrit par al-Fârâbî. Ce luth permet d’obtenir quatre octaves correspondant aux quatre tessitures de la voix, basse, baryton, alto et soprano, alors que le ‘ûd actuel à six cordes permet d’obtenir deux octaves.

La musique de Naseer Shamma n’est pas seulement une réaction spontanée et sincère aux événements de la vie, mais aussi une action mûre et réfléchie. Sa démarche rappelle celle du peintre, du romancier ou du cinéaste, avec son jeu tantôt expressif, tantôt figuratif, nostalgique, dansant, méditatif ou révolté. Il réunit la passion et l’imagination à la virtuosité, la poésie et la surprise à la  précision et à la clarté  du discours.

Habib Yammine, ethnomusicologue


Détails des enregistrements

1- Min adh-Dhâkira/Mémoires, maqâm ‘ajam, 1986, 8′ 56”

Voyage intérieur restituant en images sonores des situations vécues, et brillante démonstration de la grande maîtrise qu’a Naseer Shamma de son instrument. À chaque image-souvenir correspond un procédé technique, mélodique ou harmonique rappelant un des instruments de la famille du luth, tantôt en phrases non-mesurées et lentes s’attardant sur quelque souvenir, tantôt en rythme vif et précipité.

2- Qissat hubb sharqiyya/Une histoire d’amour orientale, maqâm awj , 1994, 7′ 50”

Ce morceau met en valeur un procédé original qui consiste à séparer le jeu des deux mains. Au plan symbolique, il s’agit d’un dialogue entre deux amoureux représentés l’un par la main droite, l’autre par la main gauche. C’est cette dernière qui ouvre le dialogue avec un rythme mélodique exécuté sur le manche et fréquemment réitéré ; la main droite lui répond en pinçant les cordes tantôt avec le plectre, tantôt directement avec les doigts. Le mode awj, dérivé du ségah, le rythme binaire de la main gauche ainsi que le pincement des cordes avec les doigts sont caractéristiques de la musique bédouine irakienne.

3- Nasamât ‘adhba/Douces brises, maqâm dacht, 1987, 5′ 22”

Un hommage à la musique kurde du nord de l’Irak à travers un maqâm typique de cette région. Le développement mélodique et le rythme binaire installent la danse collective dabké des fêtes traditionnelles. Autre particularité de ce morceau : la manière dont l’artiste fait sonner son ‘ûd et son jeu en double corde (mélodie-bourdon), qui rappellent le buzuq kurde,  luth à long manche.

4- Sukûn al-layl fî Baghdad/ Nuit calme à Bagdad, maqâm nahawand, 1991, 8′ 43”

Une autre manière de faire vibrer le ‘ûd tout en douceur, pour le goûter en profondeur, ou peut-être pour ne pas troubler le calme de la nuit… un calme devenu rare depuis que les bombardements meurtriers et destructeurs font entendre le vacarme de la mort dans les nuits de Bagdad. 

5- Min Ashûr ilâ Ishbîliyâ/D’Assur à Séville, maqâm ‘ajam, 1989, 5′ 24”

La technique qui consiste à pincer directement les cordes avec les doigts, sans recourir au plectre, remonte à l’Antiquité : en attestent des sculptures et des inscriptions de l’époque akkadienne montrant des musiciens jouant ainsi. Actuellement, c’est la technique de la guitare flamenca. Ce morceau résume le voyage du ‘ûd d’Orient en Occident et rappelle que la musique orientale et ses instruments se sont propagés en Occident à partir d’al-Andalus.

6- Salât bâbiliyya/Prière babylonienne, 1991, 5′ 50”

Par l’échelle pentatonique qu’il utilise ici, Naseer Shamma cherche à  évoquer une ambiance de prière et à imaginer ce qu’aurait pu être la musique babylonienne. Pour cette composition, il a puisé son inspiration dans un bas-relief babylonien représentant le roi en train de prier, le visage tourné vers un mur pour ne pas se laisser distraire tout en écoutant de la musique, interprétée par un ensemble de luth, de flûte et de daff (percussion).

7- Ughniya ‘irâqiyya/Chanson irakienne, maqâm bastanikâr, 7′ 48”

Improvisation en maqâm bastanikâr, un mode typique de la musique traditionnelle irakienne, dont la particularité réside dans le caractère purement oriental et dans la constitution, jonction de deux autres maqâm-s, le ségah et le sabâ. Dans cette improvisation, le musicien montre la parfaite maîtrise avec laquelle il met en valeur les caractéristiques modales du maqâm en articulant savoir, imagination et jeu expressif, et en utilisant tour à tour le plectre ou les doigts pour pincer les cordes avec la main droite ou le jeu indépendant de la main gauche sur le manche du luth.

8- Hiwâr bayn al-Mutanabbî was-Sayyâb/Dialogue entre deux poètes, maqâm nahawand, 1988, 7′ 41”

Dix siècles séparent al-Mutanabbî (915-965), poète abbasside de l’âge d’or arabe, et as-Sayyab (1926-1964), poète irakien moderne. Les deux poètes sont originaires d’Irak et ont enrichi chacun à sa manière la poésie arabe classique et moderne. Ce sont ces deux poètes que Naseer Shamma a voulu faire se rencontrer, le temps d’une pièce musicale : il les fait dialoguer en alternant jeu dans le registre grave représentant al-Mutanabbî et jeu dans le registre aigu symbolisant as-Sayyâb. Ce dialogue entre la tradition et la modernité, entre l’ancien et le nouveau est au cœur des préoccupations musicales de l’artiste. A travers cette dédicace aux deux grands poètes, c’est à sa culture et à sa patrie que Naseer Shamma rend hommage.

9- Al-’Amiriyya/L’Abri d’al-’Amiriyya, maqâm ‘ajam, 1991, 15′ 17”

Le témoignage d’une tragédie qui survint à al-’Amiriyya, un abri dans lequel un groupe d’enfants était venu se réfugier lors d’un bombardement ; les enfants y trouvèrent la mort, ensevelis sous les décombres. C’est à la fois un cri de révolte contre la sauvagerie et la barbarie, un hymne à  l’innocence, des pleurs exprimant la peine et la profonde tristesse et des prières pour garder l’espoir dans la vie. Cette œuvre a été interprétée dans les ruines de l’abri lors de la commémoration du premier anniversaire de la tragédie.


  • Référence : 321.009
  • Ean : 794 881 486 120
  • Artiste principal : Naseer Shamma (نصير شمة)
  • Année d’enregistrement : 1994
  • Année de fixation : 1999
  • Genre : Maqâm
  • Pays d’origine : Irak
  • Ville d’enregistrement : Paris
  • Langue principale :
  • Compositeurs : Naseer Shamma
  • Lyricists :
  • Copyright : Institut du Monde Arabe