La clef de Grenade

La clef de Grenade

Saïd Chraïbi

Au Maroc, qui a révélé tant d’accompagnateurs raffinés formés à l’école andalouse, Saïd Chraïbi est l’un des rares maîtres du ‘ûd à avoir construit un son reconnaissable entre tous et une esthétique de soliste. Sa technique, exceptionnelle par la précision de l’attaque, la suavité des doigtés, la souplesse et la rapidité d’emploi du plectre, fait de lui un virtuose.
Ancré dans les musiques « de chez lui » et enraciné dans la tradition, l’artiste, dont les fibres sont tissées du rêve andalou, fait voyager son inspiration musicale. Il a ouvert l’éventail des répertoires et se nourrit des traditions marocaines, andalouses ou non, proche-orientales, turco-balkaniques voire flamencas.
Il est devenu créateur de mondes.


Tracklist

1Andaloussiyyat – 13:02
2 – Al ‘âshiq/L’Amant – 6:23
3 – Broderies musicales – 11:30
4Fadèla – 11:22
5 – Hommage à mon maître – 4:42
6Chaama – 4:25
7Longa Hajar – 9:16


Interprètes et instruments

Saïd Chraïbi (oud)
Jamal Rioui (percussion)


À propos

Al-Andalus

Il y a peu, un joueur de ‘ûd, qui voit tous les jours les côtes d’Andalousie depuis sa ville de Tanger, musicien rare qui travaille à transmettre les noubas et à en faire une musique contemporaine, m’apostrophe : « Laisse-nous notre al-Andalus ! Où nous trouveras-tu un autre rêve aussi fort, qui soit notre idéal et nous aide chaque jour à bâtir l’avenir à partir du passé ? »

Les Marocains regardent la Koutoubia de Marrakech et la Giralda de Séville, et y voient la preuve de l’existence actuelle d’al-Andalus de part et d’autre du Détroit : c’est « nous » des deux côtés. Le patio de los leones de l’Alhambra de Grenade leur rappelle le pavillon de la Menara à Marrakech.

Les Espagnols ont longtemps pensé que l’Andalousie s’arrêtait vers Gibraltar ou vers Motril, au lieu dit el Suspiro del Moro (le Soupir du Maure), là où, partant en exil, Boabdil, dernier roi maure de Grenade, s’était retourné en soupirant sur sa cité perdue. « Nous » n’existe qu’en deçà du Détroit ; au-delà, ce sont « eux », los Moros.

Quant aux Français et autres Européens, ils font commencer l’Orient aux Pyrénées, et affublent l’Andalousie orientale des attributs gitans : al-Andalus n’est pas une catégorie de leur pensée.

Trois pays, trois « nous » qui ne se recouvrent pas, trois imaginaires distincts.

La clef de Grenade n’ouvre sa porte que pour Saïd.

La clef des ancêtres

« Une fois par an à Chaouen, mon grand-père andalou sortait la clef de la maison de Grenade, et il pleurait. Nous sommes partis d’Andalousie un siècle après 1492. »

Nous sommes partis… Le ton de Saïd est celui de l’affirmation tranquille. La clef, que l’on imagine grosse, lourde et rouillée, confère tout son poids à l’existence de cette maison de Grenade. Le grand-père est dit « andalou », il y a une maison à Grenade, cela a toujours été notoire dans la famille. Alors, il s’en faut de si peu, pour revenir…

La première pièce qui ouvre ce disque s’appelle Andaloussiyyat. C’est un ample prélude non mesuré, un taqsîm sur deux modes andalous, raml el mâyâ et hijâz kabîr, que l’on trouve dans les grandes noubas de Al Âla au Maroc. Le son se dilate, les phrases s’allongent, la rêverie s’installe. L’atmosphère est en correspondance avec le songe d’al-Andalus.

Arrêtons-nous un instant sur ce songe. Le Maroc regorge de restaurants Al-Andalus, d’hôtels Al-Andalus, de camions Al-Andalus. Le songe a donc clairement une dimension sociale. Mais il est aussi logé dans l’intimité des émotions individuelles.

À Salé, dans les années 1940-50, Ahmed Essyad, qui n’était pas encore compositeur mais un enfant qui se promenait sur le port, était intrigué par un groupe qui venait danser régulièrement sur la jetée. Ravi et captivé, il demande qui sont ces gens bizarres et attirants, et on lui répond : « Ce sont les Andalous. » Les Andalous étaient encore parfois des gens désignés comme tels, avec une manière d’être à eux, et une aura quelque peu mystérieuse pour le reste de la société marocaine.

Ces Andalous viennent du pays dont le grand-père de Saïd a la clef.

Ambiances

Saïd parle peu. Dans la pièce, sa présence muette absorbe celle des autres. Grande stature, visage de miniature persane. Accueillant avec simplicité, d’un geste, d’un regard, quelques mots en arabe, quelques mots en français – on ne peut que se couler dans l’économie de gestes et de paroles à laquelle Saïd invite implicitement. Il a l’art d’être proche et distant à la fois. Il est là, bien assis parmi nous, et son visage peut au même instant s’absenter, la paupière se baisser, un sourire vague flotter et la tête s’incliner et pivoter d’un quart de tour : il ne faut pas laisser prise. Savoir à qui l’on donne et quand on donne – savoir, par excellence, aristocratique ; par excellence, musical : être dans le rythme avec autrui, c’est établir le juste rapport entre mon temps et ton temps.

Une voix murmure distinctement. Les consonnes de l’arabe sont projetées avec une netteté qui leur donne une existence en soi – on croirait les voir vibrer là, dans l’air, comme une aile d’insecte ; la voix semble épeler le chant, elle nous emmène avec son hameçon brillant au bout d’une histoire, tantôt conte et tantôt ritournelle. Est-ce un chant, est-ce une histoire parlée ? Le luth fait corps avec cette voix, il ponctue l’histoire, le plectre sur la corde percute les consonnes, il respire dans la scansion même de la voix. Le luth se met à ressembler au swisdi1 avec un son de staccato pincé et nasillard, ou au rabâb avec ses graves tenus de miel sombre.

Ahmed Amenzou chante le malhûn2, et Saïd Chraibi l’accompagne au luth. L’architecture de ce riyad3 de Marrakech semble pensée pour ce moment. Thé, fruits et pâtisseries ont circulé et circuleront. Sept ou huit personnes entourent les musiciens. Il y a une prévenance sans limite entre tous, faite de retenue et de don : chacun offre un regard, un sourire, un mot, un verre, une chaise. La promesse de musique installe un climat tissé du meilleur de chacun. Rien ne pèse, tout peut naître.

Naissance d’une esthétique

Instrument monodique dans toute l’aire arabo-turco-persane, le luth a d’abord servi la voix. L’apparition d’instrumentistes solistes, dotés d’un répertoire de solos découlant d’une logique de « composition » ou de « création », est une caractéristique de la musique occidentale depuis au moins le xvie siècle (et notamment des luthistes et vihuelistes), date à laquelle sont publiés les premiers recueils signés de pièces pour cordes. Dans l’aire culturelle qui est celle du ‘ûd, ce processus est plus tardif, et sans doute lié au contact avec la musique occidentale à partir du xixe, à la mutation vers un art de la représentation, et enfin à la formule du concert.

Au Maroc, qui a produit tant d’accompagnateurs raffinés formés à l’école andalouse, Saïd Chraibi est l’un des rares maîtres du ‘ûd à avoir construit un son reconnaissable entre tous et une esthétique de soliste.

Il y a bien sûr la technique : exceptionnelle par la précision de l’attaque, la suavité des doigtés, la souplesse et la rapidité d’emploi du plectre, qui fait de lui un virtuose au sens occidental. Il y a l’instrument : Saïd participe lui-même à l’élaboration de ses instruments, dans un dialogue constant sur la conception et la fabrication avec les luthiers qui travaillent avec lui, tel Khalid Belhaiba à Casablanca. Il y a les sources musicales : il a ouvert l’éventail des répertoires, et s’est nourri des traditions marocaines andalouses ou non, proche-orientales, turco-balkaniques, voire flamencas.

Les modes et les rythmes turcs inspirent une partie des compositions/improvisations de ce disque. Le Maroc est le seul parmi les pays arabes à ne pas avoir connu la domination ottomane. Ce qui n’empêche pas Saïd Chraibi de voir dans les musiques turques et ottomanes une source de création musicale pour aujourd’hui. La culture commune du ‘ûd et des instruments de même famille (sâz, tanbûr) répandus de l’Asie centrale à Istanbul et de Bagdad à Marrakech, lui apparaît comme un vivier d’une richesse encore peu exploitée.

Il y a au Maroc la tentation vivace d’un nationalisme musical, qui vise parfois à magnifier la musique andalouse comme symbole de l’essence musicale marocaine, et à rejeter tout ce qui est proche-oriental (sharqî) afin de pouvoir se débarrasser de cinquante ans d’influence égyptienne dans la musique et le cinéma.

Saïd sent en musicien et en luthiste. Si andalou de cœur soit-il, et enraciné dans la tradition, il dénie à quiconque le droit de réglementer les provenances de l’inspiration musicale. Il est ainsi le premier à encourager les luthiers marocains à collaborer entre eux, et à soutenir la renaissance du ‘ûd ramal, le luth à quatre chœurs spécifiquement marocain tombé en désuétude vers les années 1960. En cela, il est profondément moderne : sa démarche est celle d’un créateur musical libre de ses sources et de ses choix esthétiques.

« Chaama » ou « Longa Hajar » ont comme un air de Méditerranée orientale, n’est-ce pas ?

Turc, Saïd ? Pourquoi pas ?

Architecture

Technique, fabrication de l’instrument, sources musicales. Mais au-delà du métier dans ses diverses facettes, de disque en disque, la maturité de son talent se révèle à travers une imagination musicale de mieux en mieux disciplinée par le sens de la forme solo : les trois pièces libres, sans percussions, qui ouvrent cet enregistrement témoignent du soin de l’architecture. La familiarité que Saïd entretient avec les formes de chant les plus diverses, et sa formation dans la transmission orale, viennent en outre donner à cette vision architecturale un lyrisme discret et la flexibilité de l’improvisation. Saïd Chraibi sait faire naître la surprise de l’instant au sein des suites les mieux construites, et entretenir l’illusion de l’improviste.

Ainsi se dessine depuis une dizaine d’années le profil d’un musicien singulier au Maroc. Ancré dans les musiques « de chez lui », cet homme qui ne rêve que de quitter Casablanca pour revenir à Marrakech, où il est né, dont les fibres sont tissées du rêve andalou, cet homme regarde ailleurs. Il est devenu créateur de mondes. Il se sent suffisamment fort pour ne pas rester l’éternel débiteur d’une tradition musicale qui, comme toutes les autres, est volontiers prompte à oublier qu’elle est elle-même la résultante de cultures multiples.

Dans l’invention des formes musicales à venir, sur la rive Sud de la Méditerranée, il faut compter avec Saïd Chraibi.

Frédéric Deval


Notes

1- swisdi : petit instrument à deux cordes pincées, propre au malhûn, rattaché à la famille des gumbris.
2- malhûn : chant en arabe dialectal marocain, issu du tronc des noubas arabo-andalouses, à mi- chemin du chant et du récitatif, à l’origine véhiculé par les corporations d’artisans.
3- riyad : demeure de caractère seigneurial et d’influence andalouse.


Détails des enregistrements

1- Andaloussiyyat – 13’02
Cette pièce musicale est composée de trois ambiances.

1.1- Khayâlât fî qalbî/Silhouettes dans mon cœur
composition en mode raml el mâyâ

1.2- La clef de Grenade
composition en mode hijâz kabîr

1.3- Luth arabo-andalou
composition en mode hijâz kabîr

2- Al-‘Ashiq/L’Amant– 6’23
Appassionato ; séquences d’improvisation sur le mode ushâq

3- Broderies musicales – 11’30
séquences improvisées sur le mode turc tarz nawin

4- Fadèla – 11’22
samâ’î au rythme 10/8
composition en mode tarz nawin dédiée à la fille de Saïd Chraïbi, Fadèla

5- Hommage à mon maître – 4’42
hommage à Farid El-Atrache en mode nahawand et sur le rythme aksak jebli de la ville de Chefchaouen

6- Chaama – 4’25
composition au rythme 7/8 (dour hindî) en mode nahawand
composition dédiée à la fille de Saïd Chraïbi, Chaama

7- Longa Hajar – 9’16
composition au rythme 4/4 dans le mode turc choukfaza
composition dédiée à la fille de Saïd Chraïbi, Hajar


  • Référence : 321.038
  • Ean : 794 881 640 225
  • Artiste principal : Saïd Chraïbi (سعيد شرايبي)
  • Année d’enregistrement : 2000
  • Année de fixation : 2001
  • Genre : Instrumental classique
  • Pays d’origine : Maroc
  • Ville d’enregistrement : Paris
  • Langue principale :
  • Compositeurs : Saïd Chraïbi
  • Lyricists :
  • Copyright : Institut du Monde Arabe