C’est au Soudan que l’on possède une date d’apparition du madîh en tant que poésie religieuse chantée. Le XVIIIe siècle a donné naissance à la famille al-Mâhî, véritable “ dynastie ” qui s’est fait la conservatrice du genre pendant plus de trois siècles en le transmettant sans interruption d’une génération à l’autre. En se maintenant, la transmission a doté le madîh d’une personnalité musicale toute spécifique. On fait remonter l’apparition du soufisme soudanais au cheikh Tâj al-Dîn al-Bahârî, originaire de Bagdad, qui l’introduisit dans cette région du monde à la fin du XVIe siècle et y établit une branche de la confrérie Qâdiriyya. Mais c’est bien à al-Mâhî que revint l’honneur d’avoir inauguré le genre madîh en tant que forme chantée, en le confiant à la voix et à l’accompagnement de tambours sur cadre târ.
L’un des plus anciens noms de compositeurs de madîh dont on ait conservé la mémoire au Soudan est celui d’Ismâ’îl Sâhib al-Rabâba, patronyme pour le moins étrange puisqu’il ne signifie pas autre chose que la lyre, instrument de musique en usage dans ce pays. Ne pourrait-on en déduire que la lyre aurait servi, à l’origine, d’accompagnement au madîh, avant que la dynastie al-Mâhî lui voue toute son attention, en supprimant toutefois l’accompagnement du cordophone puis en le limitant à la percussion afin de le distinguer du chant profane ?
Grâce à des recherches entreprises par les Soudanais eux-mêmes (Ahmed Ibrahim Osman, 1990 ; Muhammad Adam Sulayman, 1996), on connaît mieux la naissance de cet art à travers la prodigieuse famille des al-Mâhî.
Son fondateur porte le nom d’al-Hâjj al-Mâhî. Il a vécu dans le nord du Soudan, en pays Shayqiyyah et au village de Kassinger, où il est enterré, entre la fin du XVIIIe siècle et la seconde moitié du XIXe siècle. Sa tombe est vénérée et fait l’objet de nombreuses visites. On lui attribue un nombre considérable de madîh dont la plupart sont toujours chantés. Il aurait été à l’origine un chanteur spécialisé dans le chant profane, avant qu’un saint errant lui accorde sa karâma (manifestation miraculeuse) et le convertisse au chant religieux. Il abandonna dès lors sa lyre tanbûra (autre nom de la lyre au Soudan) et s’adonna, voire créa un genre qui a depuis reçu ses lettres de noblesse et qu’il accompagna désormais d’un tambour sur cadre târ. Ce membranophone, joué souvent par paire, est conforme à l’esprit de l’hymnologie.
De nombreuses histoires circulent sur la vie d’al-Hâjj al-Mâhî. Ses descendants, qui portent désormais le nom d’Awlâd al-Mâhî (enfants d’al-Mâhî), perpétuent son souvenir et son style si particulier, caractérisé entre autres par le fait de prolonger en les étirant certaines syllabes du poème, ce qui rappelle étrangement la définition donnée au Xe siècle par le poète cordouan Ibn ‘Abd Rabbihî de l’action de chanter : “ C’est tirer sur les mots et élever la voix. ” Les chants de la dynastie d’al-Mâhî ont ceci de particulier qu’ils citent sur la fin du poème le nom de l’auteur. Ils habillent également leur madîh d’une rythmique locale toujours très discrète, dont la plus courante s’appuie sur le rythme dénommé al-dalîb.
Al-Mâhî a du faire école puisqu’on découvre au Soudan, dans la province du Kordofan, d’autres groupes similaires tout aussi spécialisés dans le madîh. On peut ainsi citer les Awlâd al-Bura‘î (fils de ‘Abd al-Rahîm al-Bura‘î), qui puisent leur inspiration dans la thématique locale du Kordofan, et dont certains rythmes évoquent la cadence du pas des dromadaires.
Qu’il provienne du nord ou du centre-ouest du Soudan, le madîh se base sur des échelles pentatoniques, si caractéristiques du pays, ce qui accentue la singularité du répertoire, en faisant un élément original au sein du monde si riche et si varié de l’hymnologie islamique.
Christian Poché
Album disponible : Chants sacrés de Nubie et de Kordofan