Chants sacrés de Nubie et de Kordofan

Ensembles al-Mahi & al-Bura’i

Le Soudan a réalisé dans sa poésie religieuse une heureuse synthèse des thèmes d’inspiration locale et de ceux du soufisme universel. Chantée, cette poésie religieuse prend le nom de madîh. Il s’agit d’un répertoire d’un genre tout particulier, à la couleur spécifique, unique dans le monde de l’islam.

Voici pour la première fois un disque entièrement consacré à ce genre soudanais, qu’interprètent deux formations prestigieuses : Awlâd Hâjj al-Mâhî, de la région nubienne, et Awlâd al-Bura’î, du Kordofan.


Tracklist

1Sal al-rakb/Enquière-toi du convoi – 7’01
2Shâshâ al-samîr/Fredonne, ô compagnon – 6’20
3Shawqaq shawa al-damîr/Ton amour m’a étourdi – 8’47
4Al-Jihâd fiyâ halfa/Ô mes amis – 4’14
5Yâ habîbî Ahmad tabîbî/Mon amoureux Ahmad est aussi mon sauveur – 4’42
6Al-Hijâz lâha barqû/Le Hedjaz est apparu comme un éclair – 3’43
7Al-Ba‘ûdah/Le moustique – 3’44
8Anta nûr al-gharbi wa-sabâh/Tu rayonnes à la fois sur l’Est et sur l’Ouest – 7’11
9Sâqiyat al-layl/L’irrigation nocturne – 4’34
10La ilah illa lah/Il n’y a de Dieu qu’Allah – 4’10


Interprètes

Ensemble al-Mâhî
Mohammad al-Makki
Abdallah Mohammad Ahmad Bacha
Abdallah Mohammad Othman Mohammad

Ensembles al-Bura’î
Ibrahim Kamal Eddine Abd Errazaq
Abd Errahim Ahmad Ibrahim
Ahmad Jad Assayid Hamed
Youssef Ibrahim Ahmad


A propos

Le madîh ou chant sacré soudanais

Le panégyrique est une pratique fort ancienne dans la poésie arabe. Il y porte entre autres le nom de madîh, du verbe madaha : louer. À l’origine et selon l’art poétique d’Ibn Rashîq (XIe siècle), le panégyrique célébrait les quatre valeurs de l’individu  : la puissance de la pensée, la vertu, la justice et la bravoure. Il s’agissait de poèmes circonstanciés déclamés à voix haute ou, plus probablement, psalmodiés. Mais l’apparition d’un genre religieux chanté dit madîh (au pluriel madâ’ih ou amdâh, ce dernier terme étant surtout en usage au Maroc), ou chants de louange, et leur regroupement en corpus, est difficile à dater. Il ne semble pas remonter au-delà de quelques siècles et a dû se cristalliser dans les couches populaires, où il demeure du reste très prisé. Son centre de diffusion est également malaisé à cerner, mais pourrait être localisé en Égypte ou au Yémen.

Du poème à la composition

On ne trouve ni dans la littérature religieuse classique ni dans les écrits des soufis la mention du terme madîh en tant que répertoire chanté ; l’expression qui y revient le plus souvent est le verbe unshida (que l’on traduit par : “ il a été récité ou chanté des vers religieux sur des mélodies [alhân] appropriées. ”) Les premières mentions du terme de madîh apparaissent dans le cadre du mawlid, commémoration de la naissance du Prophète. L’un des textes les plus anciens concernant cette cérémonie est le fameux poème dit al-Burda (Le manteau) de l’Égyptien al-Bûsîrî (XIIIe siècle) ; on peut donc dater de cette époque l’apparition du madîh en tant que poème religieux à dominante chantée ou psalmodiée, encore que, dans ce cas, le terme de madîh ne soit pas utilisé dans un sens générique et ne corresponde pas encore à un corpus de chants sacrés. Il en va de même d’un autre texte bien connu d’al-Barzanjî (mort en 1766), où le terme madîh renvoie à une vertu laudative plus qu’il n’implique une série de compositions poétiques chantées.

De nos jours, on retrouve le madîh dans le déroulement du dhikr, rituel de la commémoration divine apparu aux alentours du IXe siècle et très répandu dans le monde arabo-islamique. Le terme s’applique ici à une forme poétique chantée qui constitue une section du rituel, mais n’existait pas dans le dhikr des origines.

Le dictionnaire Lisân al-‘arab (XVIe siècle) donne également à madîh le sens de poésie panégyrique et non de catégorie de chants louangeurs. Tout porte donc à croire que le madîh, en tant que chant religieux, s’est affirmé dans le monde arabe dans le courant des siècles derniers, devenant synonyme d’anâshîd, autre désignation en usage pour signaler le corpus poétique sacré et chanté. Le terme de madîh a pu conjointement évoluer dans le vocabulaire vernaculaire pour s’aligner sur celui d’anâshîd, qui signifie également l’hymnologie : le verbe anshada sous-entend l’usage d’une certaine quantité de chant, alors que le verbe madaha signifie “ faire l’éloge de quelqu’un ”, sans référence au chant, et est plutôt perçu comme un poème déclamé.

À la gloire de Dieu et de son Prophète

On entend donc par madîh, de manière générale, la glorification, la louange, la description des bienfaits. Cet éloge s’effectue par le truchement de la poésie et s’incarne plus particulièrement au moyen de la qasîda (qasîd au Soudan), long poème monorime et monomètre. Contrairement à ce qu’on pourrait attendre, le répertoire du madîh s’alimente tant à la poésie classique qu’à la poésie vernaculaire, témoignant du poids du populaire qui a certainement joué dans sa diffusion : voilà pourquoi en Égypte on substitue souvent au terme de madîh celui de madh, d’obédience dialectale. Au Soudan, on peut même trouver des madîh en prose qui, par le choix méticuleux d’une langue riche, cherchent à mettre en valeur tant l’admiration que le lyrisme ou la chaleur communicative.

En bref, le madîh est une manière de prière à la gloire de Dieu, ou une doxologie (madîh est généralement traduit en français par hymnologie). Or, la doxologie est hautement prisée au Proche-Orient depuis la haute Antiquité. L’islam n’a fait que la reprendre et la prolonger. De nos jours, le madîh, par sa thématique doxologique, s’avère être un type de poésie extrêmement répandu qui tend même à supplanter le poème d’amour religieux, apanage de la poésie mystique et soufie, bien que dans certains madîh il soit souvent question d’amour du Prophète.

Le madîh s’adresse à Allah, à ‘Isá (Jésus) comme on peut encore l’entendre à Alep (Syrie) ou aux saints de l’islam. Mais le répertoire célèbre essentiellement le prophète Muhammad – d’où l’expression si fréquente madîh nabawî (“ à la louange du Prophète ”). C’est au poète Hasan Ibn Thâbit, contemporain de Muhammad, que l’on fait remonter les premiers poèmes laudateurs à la gloire du Prophète ; la tradition le regarde donc comme le père du genre, mais là encore, on ignore si ces panégyriques étaient déclamés poétiquement, chantés ou psalmodiés ; ils n’ont pas constitué de corpus chanté. Quoi qu’il en soit et depuis lors, le madîh nabawî a connu un tel essor qu’il en est venu à englober littéralement le genre.

À l’heure actuelle, le madîh constitue le genre para-liturgique chanté le plus courant et le plus riche dans le monde arabe. Selon les pays, il peut être abordé différemment et prendre la forme d’une improvisation libre ou d’une pièce mesurée, être interprété par un soliste ou un petit chœur, avec ou sans accompagnement instrumental. Dans le cas où il existe un accompagnement, la règle veut que l’on se restreigne aux seuls membranophones, représentés par des tambours sur cadre. Toutefois, au cours de certaines manifestations populaires égyptiennes, on ne craint pas de recourir à une panoplie de percussions où se devine une petite flûte. On sait aussi que le fameux musicien algérois Mahhiedine Bachetarzi a enregistré dans les années 1950 une série de med’hât (prononciation locale de madîh) en faisant appel à un petit ensemble instrumental.

Les règles musicales

Au plan de la composition musicale, le madîh suit généralement les règles de la musique savante, en adopte le nom des modes et se revêt d’une terminologie diverse selon les pays. Il devient en Syrie le tawshîh, qui se distingue uniquement de son équivalent profane, le muwashshah, par le contenu religieux des poèmes, alors qu’il en épouse les règles musicales. On l’appelle aussi ibtihâl (“ supplication ”) ; il est dans ce cas généralement interprété par un soliste dans un style libre. Il existe au Soudan une forme particulière de madîh appelée munâdja, terme emprunté à la littérature soufie persane, d’un emploi rare dans le monde arabe sauf en milieu chi‘ite.

Au Soudan, les compositeurs de madîh viennent du monde séculier et peuvent aussi composer, parallèlement, des chansons profanes. Pour sa part, le madîh soudanais ne doit pas pour autant être confondu avec le chant profane, car sa thématique comme ses règles musicales diffèrent, ce qui le distingue par exemple de son homologue syrien ; ce point a son importance car, contrairement à ce qui a cours dans d’autres pays, le Soudan ne possède pas de terminologie savante. Le madîh soudanais a donc évolué parallèlement à la chanson sans pour autant lui faire d’emprunts : à l’audition, il sonne d’une façon tout autre.

Autre trait qui distingue le madîh soudanais de ses homologues arabes : la synthèse très heureuse qui a été opérée dans le contenu poétique entre la doxologie et le soufisme : le thème de l’amour et de l’ivresse rejoint celui du panégyrique et s’y mêle. Un autre thème revient très fréquemment : celui du pèlerinage. Se rendre à La Mecque à dos de dromadaire ne fait qu’aviver la thématique amoureuse, puisqu’on se rapproche ainsi du pays où a vécu le Prophète. Aussi de nombreux madîh soudanais fondent-ils leur rythmique sur la démarche du dromadaire.

Christian Poché, ethnomusicologue


Détails des enregistrements

1- Sal al-rakb/Enquière-toi du convoi – 7’01
Poème de Mahmûd Shihûb interprété par l’ensemble Awlâd Hâjj al-Mâhî
Les populations veulent retrouver l’amour du Prophète. Pour ce faire, elles forment un convoi afin de se diriger vers La Mecque. Le panégyrique s’inspire de la cadence du dromadaire qui donne naissance à un type mélodique que l’on nomme shay-shay. Cette situation est désignée par le terme al-rakba, convoi et procession qui détermine le titre du morceau.

2- Shâshâ al-samîr/Fredonne, ô compagnon – 6’20
Poème de Muhammad ‘Abd Allah interprété par l’ensemble Awlâd Hâjj al-Mâhî
Samîr veut dire “ celui qui se divertit ”, d’où le terme samar qui signifie toujours, dans le parler vernaculaire de la Péninsule arabique, “ fête nocturne ”. Dans le cas présent, samîr désigne celui qui suit le Prophète et demeure en sa compagnie. Il part à sa recherche jusqu’à Médine et La Mecque et devient ainsi l’ami intime. Shâshâ est un verbe dialectal qui veut dire chanter des mélodies tendres permettant au chameau d’entreprendre une marche paisible.

3- Shawqaq shawa al-damîr/Ton amour m’a étourdi – 8’47
Poème de Hâjj al-Mâhî interprété par l’ensemble Awlâd Hâjj al-Mâhî
Il faut entendre ici le terme damîr dans un sens légèrement différent de sa signification habituelle (la conscience), renvoyant dans ce contexte à l’esprit de morale et de réflexion intérieure qui sied parfaitement au soufisme. Le titre devient donc : “ J’ai pensé toute la journée à ton amour qui m’a consumé. ”

4- Al-Jihâd fiyâ halfa/Ô mes amis – 4’14
Poème de al-Hâjj al-Mâhî interprété par l’ensemble Awlâd Hâjj al-Mâhî
Il est bon de s’allier avec le Prophète et de conclure avec Lui un pacte, la minha. Il a existé une alliance entre les califes et le Prophète, et ce souvenir doit être perpétué dans le peuple.

5- Yâ habîbî Ahmad tabîbî/Mon amoureux Ahmad est aussi mon sauveur – 4’42
Poème de Hâjj al-Mâhî interprété par l’ensemble Awlâd Hâjj al-Mâhî
Le chant commence par insister sur l’osmose qui existe entre le soufi et le Prophète : tout ici relève du panégyrique. Le Prophète est présenté comme possédant un noble caractère, il est comme un soleil qui conduit au succès, un guide suprême. Dans la seconde partie, le récit tourne à l’hagiographie, et retrace la naissance du Prophète et les merveilles qui ont entouré son enfantement.

6- Al-Hijâz lâha barqû/Le Hedjaz est apparu comme un éclair – 3’43
Poème de Hâjj al-Mâhî interprété par l’ensemble Awlâd Hâjj al-Mâhî
Ce chant retrace le désir ardent de retrouver les lieux du pèlerinage. Au Soudan, on croit qu’il est possible de voyager en un éclair tout en restant sur place. Dans cette vision, on retrouve les lieux où a vécu l’être aimé, c’est-à-dire le Prophète. Le mot barq (éclair) revient très souvent dans la poésie soufie soudanaise.

7- Al-Ba‘ûdah/Le moustique – 3’44
Poème d’al-Zamakhsharî interprété par ‘Abd Allah al-Hubr
C’est un exploit que de parvenir à distinguer par une nuit sombre les ailes d’un moustique. Cet exploit permet d’accéder à la connaissance et à la miséricorde divine.

8- Anta nûr al-gharbi wa-sabâh/Tu rayonnes à la fois sur l’Est et sur l’Ouest – 7’11
Poème du cheikh ‘Abd al-Rahîm al-Bura‘î interprété par l’ensemble Awlâd al-Bura‘î
Poème faisant état de la grandeur du Prophète, omniprésent dans la vie. De nuit, sa présence luit et demeure éveillée jusqu’au matin. Les lèvres du Prophète sont comparées à la lettre sâd, la plus parfaite dans la langue arabe en tant que courbe calligraphiée.

9- Sâqiyat al-layl/L’irrigation nocturne – 4’34
Poème du cheikh ‘Abd al-Rahîm al-Bura‘î interprété par l’ensemble Awlâd al-Bura‘î
Chant symbolique : l’invocation de Dieu répand bienfaits et compréhension. Elle agit en quelque sorte comme le vin, même si le poème ne fait pas référence à cette boisson (encore qu’il mentionne la coupe, kâs) : il s’agit ici d’une ivresse mystique due à l’invocation, d’où cette thématique de l’onde qui irrigue. Cette invocation se déroule de nuit et dans la solitude, ce qui prédispose à l’ivresse mystique.

10- La ilah illa lah/Il n’y a de Dieu qu’Allah – 4’10
Ensemble Awlâd al-Bura‘î
Composition moderne reprenant les formules jaculatoires du dhikr sur lesquelles vient se greffer l’appel à la prière.


  • Référence : 321.039
  • Ean : 794 881 707 225
  • Artiste principal : Ensembles al-Mahi & al-Bura’i
  • Année d’enregistrement : 2000
  • Année de fixation : 2002
  • Genre : Madîh
  • Pays d’origine : Soudan
  • Ville d’enregistrement : Paris
  • Langue principale : Arabe
  • Compositeurs : Musique traditionnelle
  • Lyricists : Mahmûd Shihûb ; Muhammad ‘Adb Allah ; al-Hâjj al-Mâhî ; al-Zamakhsharî ; Cheikh ‘Abd al-Rahim al-Bura’î ; Awlâd al-Bura’î
  • Copyright : Institut du Monde Arabe

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